Colombie : le tournant ?

Depuis le 28 avril, la Colombie connaît une révolte d’ampleur inégalée. Plusieurs indices montrent que le pays change profondément et conduisent à se demander s’il n’entre pas dans une nouvelle étape de son histoire.

L’histoire récente

La Colombie est le seul pays d’Amérique latine à n’avoir jamais basculé à gauche. Depuis l’indépendance, la lutte pour le pouvoir se circonscrivait à un combat entre libéraux et conservateurs émaillé de guerres civiles. C’est l’assassinat du leader libéral Jorge Eliécer Gaitán en 1948 qui a sonné l’ouverture de la période de La Violencia, jusque vers 1970, puis de celle du Conflicto armado ensuite.
En 2002, Álvaro Uribe, ex-libéral, fait sa campagne présidentielle sur la lutte à mort contre les guérillas. Joli coup ! Il est élu au premier tour, puis réélu en 2006, et tient parole : en liaison avec des paramilitaires bien plus violents que les guérilleros et souvent narcotrafiquants[1], il « fait du chiffre » : l’armée élimine des rebelles supposés, dont beaucoup de faux positifs : des civils maquillés en combattants après leur mort. Depuis 2010, il est faiseur de rois : d’abord Juan Manuel Santos, son ex-ministre de l’Intérieur, qui comprend que cette politique ne mène à rien et commet alors le crime absolu de signer la paix avec les FARC[2], puis Iván Duque en 2018, celui-ci se montrant assez inconsistant et habile à courber l’échine pour que les Colombiens le baptisent el títere (« le pantin »).
Il faut rappeler que la Colombie est le pays le plus inégalitaire d’Amérique latine après le Brésil — sauf durant les présidences parallèles de Lula et d’Uribe, où ces positions se sont inversées…
Si un parlement miné par le clientélisme, le népotisme et la corruption ne joue guère son rôle, la Cour suprême est le seul véritable contre-pouvoir, tendant au moins à conformer la loi à la réalité sociétale, comme sur l’euthanasie, le mariage homosexuel, ou appelant la vice-présidente conservatrice au respect du… « principe de laïcité ».
La politique de droite extrême menée par les uribistes d’un « Centre démocratique », qui n’est ni centriste ni démocratique, suscite depuis des années des mouvements de protestation de plus en plus importants. Des grèves d’étudiants ou d’enseignants de longue durée, des grèves nationales, des mingas[3] amérindiennes ont déjà eu lieu, faisant les unes et les autres figure de répétition générale des événements actuels.

Une situation inédite

Jamais elles n’avaient pourtant pris le caractère préinsurrectionnel que nous voyons à ceux-ci, où on n’hésite pas à exiger la démission du títere. Malgré le retrait de la réforme fiscale idiote qui les a fait exploser (comment peut-on vouloir augmenter la TVA sur les produits de première nécessité face à une population étranglée par les conséquences de la pandémie !), malgré le dialogue national auquel le pouvoir uribiste a été contraint, le mouvement prospère. Façon de parler, alors que des routes sont bloquées, que les rayons des magasins se vident, que les transports et la circulation sont chaotiques, et qu’une répression indigne a fait au moins 59 morts et 123 disparus au 31 mai.
Les Colombiens d’aujourd’hui, malgré la haine pavlovienne des rouges qu’Uribe s’emploie depuis 20 ans à entretenir sans craindre d’écrire l’Histoire en la dénaturant[4], malgré la pression des évangéliques et des secteurs ultraconservateurs du catholicisme, ne semblent plus prêts à tout accepter avec un sourire forcé comme le faisaient leurs parents.
Dans cette situation, le mouvement indigène[5] a franchi une nouvelle étape. Le « réveil amérindien » (emergencia indígena) n’est pas nouveau, il a pris racine dès les années 1970, obligeant les États latinos à engager bon gré mal gré des politiques de reconnaissance et de respect des minorités. Ce réveil est à la fois démographique et culturel[6]. Entre les recensements de 2005 et 2018, la proportion des personnes se déclarant amérindiennes s’est accrue de 36,8 %. Dans le même temps, celle des personnes se déclarant afrocolombiennes a baissé de 30,8 %. On est à nouveau fier d’être amérindien, on vit de plus en plus mal le fait d’être victime du racisme contre les Noirs. Et la minga de 2021, constamment pacifique, converge avec le mouvement social.
Enfin, la colère actuelle semble trouver une expression politique. Fait inouï, les sondages récents pour les présidentielles de 2022 donnent une large avance au candidat potentiel de gauche, Gustavo Petro (24,9 %), devant un candidat de centre gauche souvent allié aux verts, Sergio Fajardo (16,9 %), la vice-présidente conservatrice Marta Lucía Ramírez étant largement distancée (6,9 %)[7]. Certes, rien ne dit qu’il sera élu, beaucoup de choses peuvent encore se passer en un an. Mais dans un pays où la présence de Petro au 2d tour en 2018 avait été saluée comme un exploit, cela semble en soi une petite révolution.
Bogotá (plutôt à gauche depuis 2001), elle, a déjà franchi le pas, en portant à sa tête une femme, écologiste et lesbienne : Claudia López. Triple tremblement de terre !
C’est peut-être ce que nous voyons se dérouler à l’échelle du pays : un tremblement de terre. La Colombie bouge dans les profondeurs. Serions-nous à l’aube de la fin de l’uribisme et d’une emergencia colombiana ?

Notes

[1] Uribe est poursuivi à divers titres pour cette coopération. Son frère Santiago est détenu depuis 2016 et en cours de jugement pour son implication directe dans le groupe paramilitaire des Douze apôtres.

[2] Il recevra pour cela le Nobel de la paix.

[3] Terme quechua désignant des travaux d’intérêt commun, puis toute action solidaire.

[4] Quand Daniel Quintero, le maire de Medellín, a envisagé de faire venir des médecins cubains alors que l’épidémie échappait au contrôle, Uribe a poussé des cris d’orfraie.

[5] En Amérique latine, c’est indio (« indien ») qui est péjoratif et indígena (« indigène ») qui — comme negro - est respectueux… Vérité en deçà des Pyrénées…

[6] La population amérindienne d’Amérique latine est estimée autour de 40 millions en 1500, 14 millions après un siècle de génocide, selon Colin Clark et 47 millions vers 2000 selon Francisco Lizcano.

[7] Guarumo: Petro, Fajardo y Gutiérrez lideran encuesta presidencial a 2022.

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