Errance, 19/01/17

C’est bien, des fois, d’errer sans but. Lorsque j’arrive quelque part, je commence souvent par flâner quelques heures, au gré de mon humeur et de mon inspiration. J’ai le tort de peu préparer mes voyages : tout va trop vite ! Deux cas de figure sont alors possibles : je me retrouve dans une zone sans intérêt, si ce n’est celui, majeur, de m’offrir un visage insoupçonnable de la vie locale ; ou le dieu des voyages est avec moi et se fend ce jour-là d’un petit miracle. Cette fois-ci, à Lima…

J’erre dans la ville carrée, qui me laisse une impression mitigée. Certes, certains ensembles de balcons de lointaine inspiration mauresque ont leur charme, mais un tiers est en ruines (9 sur 10 à Rimac ou El Callao…) et de hideuses bâtisses modernes ont partout poussé entre eux.

La Casa du marquis d’Osambela. La coupole servait à surveiller l’arrivée des bateaux dans le port d’El Callao. Lima, janvier 2017

Devant moi s’offre une belle perspective fermée par une façade majestueuse, qui s’avère celle de la Casa de Osambela, siège du Centre culturel Inca Garcilaso de la Vega. À l’intérieur, on m’en parle volontiers, on m’y montre les reliques ou des détails d’architecture, et je rencontre Pablo ; très vite, il décide que je suis historien. J'ai beau démentir (auteur de romans ethnohistoriques, peut-être, sans le label d’Alma Mater, ni rien de ce qui va avec…).Mais non : je suis historien.
Et me voici, quelques secondes plus tard, sur les pas rapides de Pablo, qui a proposé illico de m’entraîner vers la maison de la rue Huancavelica. La maison la plus ancienne de Lima (1540 ?), me dit-il, qu’on ne peut visiter, mais où il a ses entrées, et qui va me couper le souffle.

Patio : azulejos et balcons à moucharabieh de style sévillan. Lima, janvier 2017

De la rue, la maison ne paye pas de mine, mais, oui, à peine entré, oui, je l’ai coupé. Musée abandonné ou caverne d’Ali Baba, elle regorge dès la première pièce d’œuvres d’art et de meubles anciens, le tout dans l’état où l’aurait laissé l’endormissement de la Belle, sans que personne en vienne déranger un objet, à peine un grain de poussière.

Chambre et lit à baldaquin, Lima, janvier 2017

Tout est d’époque, tout est original, m’assure Pablo. Mon scepticisme naturel m’oblige à quelques réserves. « Maison la plus ancienne » est une façon de parler*. Elle n’a effectivement pas dû bouger, jusque dans sa décoration, depuis plus d’un siècle, peut-être 2. Il est difficile de croire que peinture et papiers peints datent du XVIIe siècle. D’ailleurs, l’original de la galerie des Glaces « reproduite » dans la première pièce n’a été achevée qu’en 1684, et sa « reproduction » ne peut au mieux remonter qu'au XVIIIe. Mais pour les tableaux, le style est bien du Grand Siècle, et la plupart des meubles portent l’empreinte génétique du baroque, du rococo ou de l’Empire.

Dans le patio, cette ascension du Christ en bas-relief polychrome mérite une sérieuse restauration… Lima, janvier 2017

20 ou 30 pièces, dans chacune desquelles s’accumulent d’inestimables trésors, jusqu’à un capharnaüm de statuettes précolombiennes dans une des réserves. J’explique à Pablo qu’un monument historique "restauré flambant neuf" me parle et m’émeut moins que cette maison pleine de poussière et inviolée depuis des siècles.

Chapelle baroque domestique et vierge du XVIIe, Lima, janvier 2017

Ayacucho, 10 jours plus tard. Je marche au jugé vers Santa Ana, où travailleraient des tailleurs d’albâtre. Mon attention est attirée par une plaque, sur une maison délabrée d’une rue sinistre : ce fut le quartier général de Simon Bolivar en 1824 après la reddition d’Ayacucho**. Depuis 4 000 km au départ de Cartagena, je marche sur ses traces. Mais lui les parcourait à cheval… Il faut mettre les yeux sur cette ruine pour s’émouvoir du poids de l’histoire : l’Amérique latine indépendante est née à Ayacucho.

Cette demeure délabrée fut le QG où Bolivar savoura l’indépendance… Ayacucho, janvier 2017

Ainsi, passant au détour d’une rue devant une demeure à l’apparence anodine, pouvons-nous ignorer nous trouver face à un pan de la culture ou de l’histoire humaine. À moins que le dieu des voyages, ce jour-là, ne se décide à un petit miracle…

* Ce serait la Casa Aliaga (1535, date de la fondation par Francisco Pizarro). Quito, par comparaison, conserve encore plusieurs bâtiments en tout ou partie contemporains de la fondation (1532), comme la maison de son fondateur, Sebastián de Benalcázar.
** Après la bataille décisive de Junín quelques kilomètres au nord, les Espagnols ont été définitivement défaits en 1824 sur la pampa d’Ayacucho par Antonio José de Sucre et y ont capitulé. Selon Jorge, notre (remarquable) guide sur la « pampa », en 1438 se serait déroulée au même endroit la bataille au cours de laquelle les Incas ont vaincu les Chankas, et à la suite de laquelle l’Inca Pachacútec a fait de son petit royaume le plus grand empire amérindien. Mais le musée d’Andahuaylas dit que cette bataille a eu lieu à Yawarpampa, près de El Cusco, et selon le monument de Pachacútec de El Cusco aucun indice archéologique ne permet de situer le lieu cette bataille, dont les récits mythiques ont été recopiés par les chroniqueurs espagnols un ou deux siècles plus tard...

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