La divine

à Ndeye

Chant I

Il y a bien longtemps, avant que l'homme ne fut homme, une ville et une ville vinrent s'installer où Afrique avait tissé la toile d'Eden.

L'une était la ville d'en haut, l'autre était la ville d'en bas.

L'une venait du royaume de la Nuit, elle ne voyait que le noir et ignorait ce qu'était le soleil.

L'autre venait de l'empire de la Lumière, elle n'avait d'yeux que pour le blanc et avait décrété une fois pour toutes que le noir, ça ne se voit pas.

De cette terre que léchaient les eaux bienfaisantes aux pieds du filao et du baobab, la ville et la ville pétrirent des statuettes, qu'elles façonnèrent à forme humaine.

Alors se leva l'alizé qui leur donna le souffle de la vie.

Mais la ville et la ville ne se voyaient pas et jamais ne se rencontrèrent.

Chant II

Petit Toubab deviendra grand.

Petit Toubab est arrivé, a quitté fumées tristes de Gennevilliers, mornes brumes berrichonnes, et au dessus des Mamelles et de l'Ile aux serpents a murmuré : « à nous le soleil d'Afrique ».

Dans la tête de Petit Toubab, se pressent les rêves de boys empressés, les rêves bandants de négresses aux seins pendants, les rêves sanglants de dangereux safaris-nikon.

Et enfin le pied de Petit Toubab foule cette terre d'Afrique aux mille promesses.

Il goûte aux délices des hôtels climatisés et aseptisés ;

aux charmes exquis de palaces sans chaleur ni sueur, de demeures sans insecte, sans cafard, sans araignée ;

aux saveurs glacées d’une Afrique où l'on chasse, où l’on traque tout ce qui peut rester d'Afrique.

Petit Toubab déjeune de langoustes et de saumons dans des grill-room aux murs océans et aux plafonds piscines ;

il dîne de grenouilles et de truites meunières dans des oasis aux serviteurs rasés - les poux, ça n'est pas pour la tête de Petit Toubab.

Petit Toubab s'abandonne au doux art de vivre des colonies.

Sans lassitude il s'extasie devant ces maîtresses de maison qui recréent aussi parfaitement chez elles une atmosphère tellement parisienne.

Mais Petit Toubab ne dédaigne pas de frotter sa verge pâle aux lèvres roses d'une odalisque exotique ;

corps et peaux mêlés se confondent dans une fantasia où semences et microbes, ville et ville, ne se fondent.

Finalement, de foyer corse en plage privée, de club de voile en boîte de nuit, Petit Toubab se dit qu'une ville, c'est petit.

Fausse ville aux mille faussaires, elle lui joue ses facéties.

Le racisme ? Démodé. D'ailleurs : Petit Toubab a toujours un ami noir.

Chant III

Vivent la ville et la ville sans se connaître, sans se toucher.

Elles ne sont pas de la même galaxie ; et leur espace et leur temps, ne le puisent pas au même puits.

Pourtant, il est un point où leurs sillages se rencontrent ;

furtive intersection de deux géométries : le parasite.

Le parasite fleurit au point de confluence d'un anticyclone de la finance et d'une basse pression de la misère.

De l'un à l'autre, de la ville d'en haut à la ville d'en bas, se crée ici l’appel d'air où s'engouffre le parasite.

Certains sont ornés de moignons, d'autres disposent pour appendice d'étranges chariots, d'autres encore se dédoublent : la sébile sonore de l'un guide l'orbite creuse du second.

Partout où se dresse un tabouret de bar, s'acclimate une espèce bardée de seins et de fesses. Parasite grimpant, il ensorcelle le pauvre blanc.

Qu'il sorte des langes et ne connaisse qu'un mot : cadeau ; qu'il se faufile vers l'écuelle dont il rasera les reliefs : il n'a pas tous les jours de quoi payer sa dignité.

Reste le parasite régalien, lui donne avant de tendre la main. Le parasite dispendieux sera sûrement le plus coûteux.

Mais tous, ils ont quelque chose en commun : le parasite ne pousse jamais que sur un autre parasite.

Chant IV

Dieu merci, il y a l'indépendance !

Il y a même des tas d'indépendances.

Il y a celle de Peugeot SA. Peugeot SA y en a multinationale un peu débile qui fait dans la pub africaniste. Y en a avoir lu Tintin au Congo, hein ?

Y en a s'occuper sans répit du développement, du développement de Peugeot SA, bien sûr.

Il y a l'indépendance de Filfili, sénégalais s'il en est, sénégalais de Beyrouth - au diable les préjugés -

qu'est-ce qui pousse le plus vite, cow-boy, le blé ou l'oseille ?

Il y a l'indépendance de Riquetti, l'indépendance de l'Hôtel Indépendance. Riquetti, sénégalais de Monte-Carlo, sénégalais par le pèze, sénégalais, puisqu'on vous le dit.

Au fait, Riquetti, il fait beau à Paris ?

Et puis il y a l'indépendance de Mamadou Sey, tellement heureux d'être indépendant, Mamadou Sey, indépendant à en pisser de rire, indépendant à en crever.

Indépendant au point de vendre des slips Pierre Cardin sur l'Avenue Pompidou aux petits enfants des Jules Ferry et des Delmas-Vieljeux.

Indépendant, au point que le sabbat des toubabs est jour chômé, mais son vendredi à lui, que nenni.

Indépendant ? Mieux que ça : libre.

Libre d'écouter la radio indépendante lui raconter qu'il est indépendant.

Libre de lire dans un Soleil indépendant les tirades de Bara Prudhomme le convaincant de son indépendance.

Libre de voir, dans une télévision indépendante, les derniers reportages de Paris analyser les tenants et les aboutissants de son indépendance.

Libre d'aller attendre des jours indépendants dans les ministères de l'indépendance que des fonctionnaires jaloux de leur indépendance veuillent bien passer justifier leur émargement aux retombées d'une arachide indépendante.

C'est tout ? Pas tout à fait tout. Il y a aussi l'indépendance de l'Etat sénégalais, qui existe pour prouver à tout le monde qu'il est indépendant.

Et la statue de Faidherbe est toujours debout.

Chant V

Chaque époque porte en elle ses mythes, ses certitudes.

Il y eut un temps où des conquérants audacieux, guêtres vernies et casques vengeurs, venaient enseigner aux peuples inférieurs l'usage du Code Civil et la position du missionnaire.

Ils venaient faire entendre la voix de la France et accomplir son œuvre de civilisation dans ce coin perdu d'Afrique.

Quatre-vingt quinze pour cent d'analphabètes.

Là où la culture coloniale est passée, le savoir ne repousse plus.

Quatre-vingt quinze pour cent.

Pour tous ceux-là, mon vieux Léo, ta négritude toujours sera lettre morte.

Aujourd'hui Petit Toubab ne colonise plus. Petit Toubab ne domine plus. Il coopère. Il assiste. D'égal à d'égal.

Il assiste à l'entassement méthodique des excréments et des ordures sur la plage et dans les rues de Hann-Pêcheur ;

il assiste, comme à un film un peu triste mais au fond réconfortant, à la lente avancée du désert sur le Sahel ;

il assiste, intrigué, à l’évaporation des crédits et des imputations - un budget, tout de même ? Ça ne peut pas se désertifier ?

Armé d'un zèle prudent, il coopère au développement ;

au développement des cortèges présidentiels dans les rues de la capitale ;

au développement des Conférences de Chefs d'Etat Africains, des Colloques de Parlementaires Francophones, des Symposia de Directeurs de Compagnies Aériennes Islamiques ;

et tandis qu'il coopère, doucement, naissent de colossales fortunes, dont nul ne connaît la source. Voyons ? Des fortunes pareilles, ça ne pousse pas sous le pied d’une antilope chevaline ?

Ça ne sert à rien, l'assistance ? Il ne faut jamais dire des choses pareilles. Vingt salaires d'africain, villa sur la corniche, cuisinière et gardien, est-ce que vous croyez que Petit Toubab aurait tout ça à Wattrelos ou Duguay-Trouin ?

La faim dans le monde, c'est son gagne-choucroute enfin !

Et puis, lui n'est que le fantassin, un fantassin utile à la consolidation des relations d'amitié ; une amitié utile à l'armement et à l'automobile, utile à l'arachide, aux phosphates, au fer et au pétrole de demain.

Dans cent ans, Petit Toubab paraîtra aussi ridicule et présomptueux que son aïeul à béret basque de la croisière noire ou de la croisière jaune.

Mais dans cent ans, si elle n'est pas morte de faim avant, l'Afrique vivra sans doute le colonialisme de la troisième génération.

L'africain dirigera des multinationales comme un blanc, il habitera un pavillon de banlieue comme un blanc, il aura une nourriture riche et équilibrée comme un blanc.

Le blanc ne lui imposera plus rien, il ne sera plus en quête d'un sourire du blanc : le blanc sera dans sa tête.

Afrique, Mère Afrique, tu n'as donc pas d'autre choix que ta mort affamée ou la mort de ton âme ?

Chant VI

Un jour, à cette heure-là, un jour que le Ferlo sera une immense rizière plantée de palmiers à huile, Gorée brisera ses amarres. Elle ira rejoindre vers Bahia ou le Mississippi tous ceux qu’elle a enchaînés.

Un jour cessera de battre sa chaloupe.

A cette heure-là, la mer se grise et les rues flamboient sur le Plateau : chaque jour pourrait les réduire en cendres.

- et, peu à peu, elle pénètre dans son royaume -

Les enfants ramènent dans leurs bras des agneaux craintifs ; sous le regard aveuglant des phares, dansent des yeux luisants.

A cette heure-là, chaque jour de la Médina s'embrase en un carnaval diabolique.

Alors, délivrée de ses jougs quotidiens et de ses mauvaises bicoques, déferle la marée ;

aux lueurs vacillantes des bougies, des mains happent des fruits sur les étals, l'humaine écume se referme sur le sillage des cars rapides et de leurs grappes charnues ;

oui, elle empeste le poisson pourri, on y dispute parfois sa pitance aux chiens et aux charognards, les grues défigurent ses lisières, mais elle est là.

A cette heure-là, dix mille nattes se déroulent sur les trottoirs, où elles abriteront dix mille rêves éreintés.

Chez Kiné à Pikine, la rue de sable vole à travers les planches de la baraque, mais ton cœur y trouve la fraîcheur.

A Colobane, Ndeye prépare la bassine de thiéré, et ta place y est toujours prête.

Dans les cours, on rit déjà des enfants qu'on lui concevra cette nuit ;

et sur chaque seuil, se déploie la paix des palabres incessantes.

Cette heure est celle de la divine.

Dakar, le 01/01/1982

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