La légende du bouc, 20/11/16

Voici, parce qu’elle vaut son pesant de cancoillotte, la légende du bouc, telle qu’affichée aujourd’hui encore dans le monastère de la Popa (Cartagena). Je ne crois pas que ce soit de l’humour…

« La Popa de la galera (la « Poupe de la galère ») est le point culminant de Cartagena de Indias ; depuis des temps immémoriaux, ce fut un lieu d’où s’élevaient les yeux en quête de mysticisme. Les Calamarís*, adorateurs du soleil, dans la nuit obscure de leur présence, dirigeaient leur tout premier regard du jour vers la Popa, à l’est de la ville, pour s’emplir les yeux d’une douce clarté et invoquer l’aide de leurs dieux, qui y vivaient. De là conclut-on justement que le morne de la Popa ne fut érigé que pour être le siège de quelque dévotion religieuse.

Le remarquable cloître du monastère de la Popa, construit en 1611. Ceci permet de dater l’arrivée des augustins récollets… Septembre 2016

Passé le temps lointain de la préhistoire et de ses légendes, vint celui de la colonie avec son cortège de transformations pour les terres inhospitalières de l’Amérique. La Popa de la galera a fidèlement suivi son destin, et sur sa cime, offerte à toutes les brises marines des Caraïbes, aux coups de tonnerre et au soleil ardent, s’est élevé le lieu de culte le plus hallucinant dont on ait connaissance dans ces contrées. Le nègre Luis Andrea, vicaire de Satan comme il se nommait lui-même, choisit ce site pour théâtre des rites de sa secte, consistant en des danses ébouriffées, accompagnées par un chœur d’Africains hurlant comme des bêtes, faisant des gestes macabres, crachant en l’air, se séchant aussitôt les lèvres en baisant les fesses d’une nombreuse et infernale assistance.
Mais ces pratiques, menées par le nègre Andrea et ses coreligionnaires en l’honneur du diable et de ses semblables, furent menacées de mort dans l’ésotérisme de la vision du frère béni Alonso de la Cruz Paredes. La légende dit que le père la Cruz était au couvent de la Candelaria (Ráquira), se consacrant entièrement aux douceurs célestes de la prière et de la communication avec Dieu. Il sentit un jour qu’on lui disait : descends promptement à Cartagena et fonde dans cette ville un couvent de ton ordre, à quelque distance de ses murs, sur le morne que tu y verras.

L’adoration du bouc Buziraco, monastère de la Popa, septembre 2016

Il en parla à ses supérieurs et, leur autorisation obtenue, le frère Alonso de la Cruz se mit en chemin, accompagné d’autres bons frères. Ils descendirent le rio Magdalena, débarquèrent à Barranca del Rey, aujourd’hui Barranca, et de là, continuèrent jusqu’au terme de leur voyage. Arrivés à Cartagena, les augustins déchaussés firent part à la population de leurs projets pieux, qui ne furent pas accueillis sans certaines résistances, mais aucun argument ne pouvait faire reculer le frère Alonso de la Cruz. Avec ses collègues du cloître, il franchit les fourrés barrant le chemin menant au sommet du morne. Venant à bout des broussailles et supportant le soleil qui écrasait son dos, le frère Alonso de la Cruz parvint au somment de la Popa, et un spectacle que les yeux assoupis du visionnaire n’avaient jamais rêvé s’offrit à sa vue.

De là, peut-être, fray Alonso jeta-t-il le bouc ? Morne de la Popa, septembre 2016

Il vit, disent de vieux documents, plus d’une centaine de nègres, nus, en sueur, dansant une horrible danse autour d’une idole qu’ils appelaient Buziraco, parmi d’autres groupes de nègres accroupis qui ronchonnaient des prières. Rien de cela n’impressionna frère Alonso qui, inspiré par les forces divines, se rua impétueusement sur les idoles, abattant les unes et les jetant sur les autres, jusqu’à l’objet de l’idolâtrie qui prenait la forme d’un bouc. Le moine le prit de ses bras puissants et le dressa au-dessus de sa tête pour le jeter dans l’abîme, où Buziraco fut brisé en de nombreux éclats. Le sacrilège de frère Alonso mit en fuite l’assistance terrorisée. Mieux que bien, put se dire l’augustin de Ráquira.
Tout ceci, des feuilles parcheminées emplissant des greniers poussiéreux le racontent. Mais elles ne sont pas pour autant les témoignages de vieux fantasmes populaires, c’est l’évidence. La vérité de l’histoire est toute autre… »

* Habitants indigènes du lieu à la fondation de la Cartagena coloniale.
** On dit aussi que les femmes des maris volages viennent se jeter du haut de cette falaise…

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.carnetsdexil.com?trackback/107

Fil des commentaires de ce billet