Le système de santé colombien

En ce temps de crise sanitaire, il vaut la peine de s’interroger sur la qualité du système de santé colombien : c’est se pencher d’abord sur ses résultats en matière de santé publique, ensuite sur son organisation, sachant qu’il ne peut s’agir ici que d’une brève synthèse.

Une santé publique…

Le premier indicateur témoignant de la situation sanitaire est bien sûr l’espérance de vie. Celle-ci est assez élevée en Colombie, au-dessus de la moyenne latino-américaine. Elle n’est pas très éloignée des modèles costaricien, chilien ou cubain, assez proche de celle des États-Unis (mais ce n’est plus une référence…), et largement plus élevée que celle des cancres du fond : République dominicaine, Venezuela ou Haïti :
Espérance de vie (données BM au 16/12/2020)
Le problème est que la Colombie est aussi le dauphin du Brésil en termes d’inégalités sociales en Amérique latine : ce bon indicateur global cache en réalité un abîme entre des classes supérieures vivant « à l’américaine » et des classes démunies, ou pire, indigentes, qui n’ont en pratique que peu ou pas d’accès au système de santé, et parfois à une simple hygiène de base.
Le voyageur est vite frappé par le nombre d’édentés parmi les habitants des rues, ce qui n’est pas surprenant, et par celui des mutilés, manchots ou unijambistes. Mais celui-ci témoigne moins d’une médecine simpliste que des ravages de la Violencia (1948-1960) et de ceux du Conflicto armado interno (depuis 60), sans compter ni ceux du narcotrafic ni ceux… des feux d’artifice artisanaux. Les guerres civiles endémiques en Colombie n’ont pas fait que de 330 000 à 520 000 morts, de 80 000 à 120 000 disparus et 7,8 millions de déplacés[1], elles ont aussi fait d’innombrables blessés, dont nombre de mutilés, qu’ils soient le fait de mines antipersonnel, de bombes, d’armes lourdes ou légères…
Quant aux résultats obtenus contre le covid, ils sont mauvais, mais guère plus que la moyenne des pays de la région, c’est-à-dire moins mauvais que ceux des États-Unis et des pays européens, tous ceux-ci étant épouvantables par rapport aux pays d’Extrême-Orient. Il est difficile d’en savoir le pourquoi et le comment, les lois suivies par le virus nous échappant largement.
Mortalité due au covid-19 au 01-01-2021
* Selon Univ. Johns Hopkins via lemonde.fr
** Selon l'IHME, covid19.healthdata.org
Ce qui est sûr, c’est que l’essentiel des mesures que les gouvernants tentent de prendre contre la pandémie est inefficace dans des pays où 50 à 70 % de la population vit dans « l’économie informelle » (comme en Colombie), donc au jour le jour, et où une part non négligeable de l’argent public, y compris les aides d’urgence, s’évapore mystérieusement avant d’arriver à destination.

… très privée

Depuis les années 2000, le système de santé repose sur 4 types d’opérateurs :
– Les EPS (Entreprises promotrices de santé) gèrent les affiliés. L'adhésion est libre et la cotisation mensuelle n’est pas très élevée (ordre de grandeur de 100 mille pesos[2] pour une famille modeste, avec une progressivité opaque). Les soins courants (consultations et médicaments non exotiques…) sont facturés à un prix symbolique ; tout le reste peut revenir rapidement très cher pour une bourse colombienne.
– Les IPS (Instituts prestataires de services) sont les fournisseurs de soins, cela va des hôpitaux aux cliniques dentaires en passant par les cabinets médicaux, les laboratoires, les réseaux pharmaceutiques… : une EPS se borne pratiquement à autoriser les affiliés à recourir aux soins d’un IPS donné.
– La Superintendance de la santé est l’organisme d’État qui veille au grain, en contrôlant, en habilitant ou en déshabilitant EPS et IPS.
– Cela n’empêche pas les pharmacies, les cabinets d’odontologie, les cliniques… de fleurir et d’assurer des prestations en particular, c’est-à-dire rapidement et… moyennant paiement intégral.

Presque tous les EPS et IPS sont de droit privé, mais certains reposent sur un financement mixte, donc public (État, départements, municipalités…) et privé.
Enfin, pour les personnes ayant très peu de ressources, elles doivent demander un sésame, le Sisbén (Système de sélection de bénéficiaires de programmes sociaux), qui leur donne accès à une caisse ou une EPS gratuite leur ouvrant des droits à la santé, mais contribuant aussi aux dépenses éducatives, culturelles, sportives, etc. En 2018, près de 20 millions de Colombiens étaient affiliés à ce régime, contre 24,3 millions au régime dit contributif : 3,4 millions de personnes (migrants, marginaux, autres ?) n'avaient donc aucune couverture santé.
Principales EPS en-2018
Sources :
* Nueva EPS
** Supersociedades
*** El Tiempo

Le banc d’essai

Cette organisation, dans la pure logique du néo-libéralisme, arrive à cumuler pratiquement tous les défauts d’un système de santé public et d’un système de santé privé !
Commençons tout de même par ses bons points :
– Comme vu ci-dessus, tout Colombien (ou résident) a au moins accès à des soins de base. On peut juger que c’est là l’essentiel.
– Toujours tant qu’on reste à des soins de base, cet accès est peu onéreux, voire gratuit.
– La qualité des professionnels de santé eux-mêmes est indiscutable, en tout cas pour ce dont j’ai pu juger.

Alors, quel est le revers de la médaille ? Le problème ne porte effectivement pas sur les soignants, mais sur les structures et l'organisation.
– Sans doute certains travaillent-ils avec plus d’empathie que d’autres, mais tous ces organismes privés, derrière des discours philanthropiques, cachent naturellement des objectifs qui le sont moins : pas forcément de profit, mais au moins d'une rentabilité généralisée dont pâtit la santé.
– Ainsi, une consultation, c’est 17 minutes, point barre.
– Si les soins de base sont très bon marché, tout le reste se paye à un prix élevé pour le pays. Et l'EPS étant souvent défaillante, il n'y a dans ce cas guère de choix.
– Les EPS sont une bureaucratie qui n’a rien à envier à ce qu’on reproche à un système public, parfois à tort, parfois à raison.
– L’EPS impose tout à ses affiliés qui n’ont le choix ni de leur médecin, ni de leur pharmacie, ni de leur dentiste, ni d’un chirurgien, etc.
– Ceux-ci étant les pions de leur IPS, ils bougent beaucoup et il est impossible d’être suivi par le même soignant.
– Les délais pour ce qui est des spécialistes sont régulièrement monstrueux, obligeant donc à passer en particular, ce qui coûte très cher.
– Les systèmes informatiques, sites, SVI… sont totalement déficients : bugués, bourrés d’erreurs, mal maintenus, pas à jour, pas intuitifs, obligeant à tout répéter et tout ressaisir…
– Les caisses de compensation gratuites assurent bien les soins, mais dans des conditions souvent épouvantables : files d’attente interminables et médecine à la chaîne.

J’ai gardé le meilleur pour la fin : les faillites et les retraits d’habilitation. On apprend régulièrement qu’une EPS se voit interdire d’exercer. La Superintendance se met alors en quête d’une autre EPS à qui revendre le troupeau des affiliés orphelins.
Mais ce qui laisse surtout pantois, c’est ce que mettent au jour ces procédures : dettes parfois colossales, dirigeants tapant dans la caisse, cancéreux laissé sans soins pendant des mois, diabétique attendant 325 jours son insuline… Médimas, 2e EPS du pays avec 4 millions d'affiliés, est en déconfiture et perd son habilitation département après département.
Des exceptions ? Pas tout à fait : sur les 39 EPS que compte le pays, 20 sont sous surveillance de la Superintendance pour des manquements graves.
Le tableau des « revers de médaille », brossé ci-dessus sur la base de mon expérience personnelle, porte sur une des 19 autres : c’est une « bonne EPS » !
Tout ceci peut donner une idée assez juste de l’économie colombienne : financement mixte, gestion privée, professionnels compétents mais formatés à ne faire que ce qu’on leur a dit de faire, organisation d’armée mexicaine, téléphone ne répondant jamais, systèmes parfois bien conçus, mais que l’absence de maintenance rend catastrophiques…
Comme dans la nature sauvage, on y trouve le meilleur et le pire…

Notes

[1] Chiffre du Centre de suivi des déplacements internes colombien.

[2] 1 euro valait 3 500 pesos à la mi 2018 et 4 200 pesos début 2021.

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