Les deux sœurs

De rue, il n’y en a pas. Que des escaliers. Des escaliers, ravinant depuis les collines comme le lit des torrents. Parfois, une rampe pour les motos. Parfois, un petit terre-plein sur lequel vient se reposer l’escalier. Parfois, seulement un sentier boueux.

(Versión española abajo)
[Photo]
Chez moi, les rues les plus proches sont en contrebas, à Cuatro Esquinas, ou là-haut, à El Corazón.
Alors, ces escaliers, pour tout le monde, c’est « la rue ».

J’avais leur âge. Nous jouions ensemble : nous courions en riant sous la pluie, d’une maison à l’autre. Je ne sais plus très bien à quoi nous jouions. Je vois leur visage, certaines nuits je les vois rire encore, leurs dents étincelantes, leurs lèvres renvoyant un éclat de soleil, leur peau noire parcourue de taches de lumière et de gouttes de pluie.
Pourquoi je parle de leur peau noire ? Qui faisait attention à ça ? Mes parents disaient : « Notre couleur, fils, c’est la misère ». À cette époque, je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient dire. « La misère a une couleur ? », avais-je envie de répondre.
Maintenant je sais. Je l’ai vécue, mais maintenant j’ai un salaire, une maison en brique avec du carrelage et la douche qui coule à l’égout.

Yasmina et Teresita avaient la couleur de la misère. Comme nous. Et couraient en riant sous la pluie, avec des gouttes de soleil sur les lèvres et des étoiles de pluie sur les joues.
Je n’ai jamais pu vivre ailleurs. Quand un éboulement a emporté notre baraque, il a fallu partir : nous avons vécu un temps à Doce de Octubre. Qu’est-ce qui me manquait ? Rien. Tout. Dès que j’ai pu, je suis revenu. J’étais de nouveau chez moi. J’ai retrouvé mes escaliers. J’ai retrouvé les copains. J’ai retrouvé le rire de Yasmina et Teresita. Parfois il me réveillait la nuit.
Je l’entends toujours. Parfois. Dans le silence épais de la nuit, je me redresse en sursaut. Je les vois se relever, l’une et sa joue rouge, l’autre et son corsage rouge. Elles courent et elles rient. Avec un éclat de soleil sur leurs lèvres et des reflets de pluie sur leur peau noire.

Je sais : nous jouions à la guerre. Oh, pas toujours : à la marelle, au foot, à cache-cache… On faisait des cerfs-volants avec de vieux tissus et du fil trouvés dans un dépotoir ; et à la guerre. Il y avait les deux sœurs, il y avait Damián et David, leurs cousins, il y avait Guadalupe et Juancho, les fils de la marchande d’arepas[1], et Liliana, ma sœur à moi. Avec ma carabine vaguement taillée dans une branche cassée de manguier, j’étais un diable. Machettes en carton, revolvers de bois ou vieux pistolets en plastique rafistolé : copains et copines pouvaient être pires. « Quand je serai grand, je serai guérillero ». « Arrête tes conneries, disait mon père, t’en as pas assez de voir descendre les cercueils ? ». Pour lui, miliciens[2], policiers, paracos[3], soldats, il s’en foutait : c’était pareil, c’était juste ceux qui remplissaient des cercueils. Ou qui remplissaient la décharge de la Escombrera, quand on les balançait là-bas, sans même un cercueil.
Les escaliers, c’était notre maison. Ou bien notre maison, c’était juste un morceau d’escalier avec un toit de tôle dont on passait notre temps à boucher les trous. On y rentrait parce qu’il fallait bien obéir, mais dedans, on continuait à rêver à « la rue » et à ses jeux.

Nous jouions et nous courions sous une pluie de balles. Et les mères se mettaient à hurler. Dès qu’une fusillade se faisait entendre, elles sortaient comme des folles, nous appelaient, nous faisaient rentrer avec des taloches.
J’étais amoureux d’elles. Comme Damiano, comme David, comme Juancho. Comme on est amoureux à dix ans. De laquelle ? Mais des deux, bien sûr ! Elles se ressemblaient si peu, et pourtant elles avaient le même appétit, la même joie de vivre, le même éclat sur leur peau lumineuse. Être guérillero, et vivre dans une grande maison avec mon père, ma mère, Yasmina et Teresita. L’avenir m’était une eau si limpide.

Ce matin-là, on a senti qu’il se passait quelque chose. Que ce serait un jour où mon père ne descendrait pas pousser sa charrette de légumes, où on ne nous enverrait pas à l’école, où on n’entendrait pas grogner les bus de Cuatro Esquinas. Quand il a ouvert la porte, mon père a levé les yeux vers El Corazón et il a gueulé. « Bon Dieu, ils ont envoyé les tanks ! ». On a couru et on a vu le monstre d’acier, là-haut. Mon père s’est dépêché d’aller acheter à la tienda[4] avant que ça canarde.
Le soleil a commencé à monter et c’est devenu un cauchemar. Ça courait et ça braillait et ça tiraillait et ça traquait et ça se terrait. Deux faucons noirs volaient au-dessus de nos carcasses et mitraillaient çà et là. Les canons des tanks, eux, lâchaient des obus dans un bruit d’enfer : une ou deux secondes après, on entendait s’effondrer un mur ou une maison et on voyait s’élever des volutes de poussière.
Des femmes ont commencé à agiter des draps ou des mouchoirs blancs aux fenêtres, puis elles se sont enhardies : elles sont sorties des maisons avec leurs linges étincelants sous le soleil de mai. Elles avaient fait reculer la terreur.

Elles ont cru que c’était fini, qu’elles pouvaient aller voir si tout le monde allait bien. Elles n’avaient plus peur, elles couraient et elles riaient. Alors, un faucon noir est revenu dans le ciel, il tournait au-dessus de nous. Il avait vu ou il avait cru voir un milicien tirer de ce côté-là.
Ce n’est pas tant la salve de mitraillette que j’ai entendue, on était habitués : c’est le hurlement de leur mère qui m’a déchiré le cœur. J’ai dressé l’oreille, j’ai couru là-bas sans écouter mes parents qui braillaient.
Elles étaient étendues, l’une et sa joue rouge, l’autre et son corsage rouge, et un liquide rouge commençait à couler sur les marches des escaliers. Sur leurs lèvres brillait un éclat de soleil, sur leur peau noire nos larmes de pluie.

Making-of

Un jour que je descendais de Nuevos Conquistadores à El Salado, j'ai été surpris par la pluie. Je me suis réfugié ici :

Jour de pluie, Nuevos Conquistadores, Medellín

Des enfants couraient sous la pluie, entre la porte où j'attendais et certaines maisons de la photo. 3 ou 4 filles, 2 ou 3 garçons, peut-être de 7 à 11 ans. Ils riaient beaucoup. Il me semblait qu'ils n'avaient pas tant de raisons de courir comme ça sous la pluie. C'était plus un jeu ; on eût dit qu'ils recevaient des gouttes de cosmos sur leur corps. Leur rire était l'image de la vie même. « Tu n'as pas vu ma cousine ? », m'a demandé une fillette. J'ai répondu que j'avais vu une fillette entrer là, mais que je ne savais pas si c'était sa cousine.
Je ne sais pourquoi, je n'ai jamais oublié cette impression. Quand j'ai voulu écrire sur elle, j'ai fait le lien avec ces événements terribles : la mort d'enfants dans la Comuna 13 de Medellín pendant le conflit armé. J'ai écrit une fiction, pas une histoire réelle. Mais tout le contexte, lui, en est historique : c’est celui de l'opération Mariscal, le 21 mai 2002, au cours de laquelle beaucoup de civils, dont 3 enfants, ont été tués.
J'ai écrit en mémoire de ces enfants, et d’autres encore, victimes de la guerre urbaine de la Comuna 13 de Medellín, entre 2001 et 2003, et de tous ses morts.

Las dos hermanas

De calle, no hay ninguna. Sólo escaleras. Escaleras, que surcan de las lomas como quebradas. A veces, hay una rampa para las motos. A veces, una pequeña terraza en la cual puedan descansar las escaleras. A veces, sólo un sendero lodoso.
Del vecindario, las calles más cercanas están abajo, en Cuatro Esquinas, o arriba, en El Corazón.
Así que las escaleras, para todo el mundo, son "la calle".

Tenía su edad. Solíamos jugar juntos: corríamos, riendo bajo la lluvia, de una casa a otra. Ya no sé a qué estábamos jugando. Puedo ver sus caras, algunas noches todavía puedo verlas riendo, sus dientes chispeando, sus labios reflejando el brillo del sol, su piel negra salpicada de manchas de luz y perlas de lluvia.
¿Por qué hablo de su piel negra? ¿Quién le prestaba atención a eso? Mis padres solían decir: "Nuestro color, hijo, es la miseria". En ese tiempo, no entendía lo que significaba. ¿"La miseria tiene un color"? quería preguntar.
Ahora sé lo que querían decir. La viví, pero ahora tengo un salario, una casa de ladrillos con baldosas y una ducha que corre hacia el desagüe.

Yasmina y Teresita eran del color de la miseria. Como nosotros. Y corrían, riendo bajo la lluvia, con gotas de sol en sus labios y reflejos de lluvia en sus mejillas.
Nunca pude vivir en otro lugar. Cuando un derrumbe arrastró nuestro cuchitril, tuvimos que irnos. Vivimos en Doce de Octubre por un tiempo. Cambiamos de loma, esa vez en el norte de la ciudad. ¿Qué me hacía falta? Nada. Todo. Tan pronto como pude, volví. Estaba en casa otra vez. Encontré mis escaleras. Encontré a los muchachos. Encontré a Yasmina y Teresita, riéndose de nuevo. A veces me despertaban por la noche.
Todavía puedo oírlas. En el espeso silencio de la noche, me despierto sobresaltado. Puedo verlas levantarse, una, con su mejilla roja, la otra, con su blusa roja. Corren y se ríen. Con un brillo de sol en sus labios y estrellas de lluvia en su piel negra.

Lo sé: estábamos jugando a la guerra. Oh, no siempre: a la rayuela, al fútbol, a las escondidas; hacíamos cometas con tela vieja e hilo encontrados en el basurero; y a la guerra. Estaban las dos hermanas, sus primos Damián y David, los hijos de la vendedora de arepas Guadalupe y Juancho, y mi propia hermana Liliana. Con mi escopeta toscamente tallada en una rama rota de mango, era un diablo. Machetes de cartón, revólveres de madera o viejas pistolas de plástico remendadas: las chicas y los chicos podían ser peores. “Cuando crezca, seré un guerrillero”. “Corta el rollo, solía decir mi papá, ¿no estás cansado de ver bajar los ataúdes?” Para él, milicianos, policías, paracos, soldados... no le importaba: era todo lo mismo, sólo eran los que llenaban ataúdes. O llenaban el basural de la Escombrera, cuando los botaban allá, sin ni siquiera un ataúd.
Las escaleras eran nuestra casa; o nuestra casa era sólo un pedazo de escalera con un techo de hojalata, cuyos agujeros pasábamos tapando todo el tiempo. Sí nos metíamos, porque teníamos que obedecer. Pero dentro, seguíamos soñando con “la calle” y sus juegos.

Jugábamos y corríamos en una lluvia de balas. Y las madres empezaban a gritar. Cada vez que oyeran un tiroteo, salían como locas, nos llamaban, nos hacían entrar con sopapos.
Estaba enamorado de ellas. Como Damián, como David, como Juancho. Como enamora uno a los diez años. ¿Cuál de ellas? ¡Ambas, por supuesto! Se parecían tan poco y, sin embargo, tenían el mismo apetito por la vida, la misma alegría, el mismo brillo en su piel luminosa. Ser un guerrillero, y vivir en una casa grande con mi papá, mi mamá, Yasmina y Teresita. El porvenir me era agua tan límpida.

Esa mañana, sentimos que algo estaba pasando. Que sería un día en el que mi papá no bajaría a empujar su carreta de legumbres, en el que no nos enviarían a la escuela, en el que no se escucharía el gruñido de las busetas en Cuatro Esquinas. Cuando abriera la puerta, mi padre levantó los ojos hacia El Corazón y gritó. "¡Dios mío, enviaron los tanques!” Corrimos y vimos el dragón de acero allí arriba. Mi padre se apresuró a ir comprar a la tienda antes de que empezaran balaceras.
El sol empezó a subir. Se convirtió en una pesadilla. Corrían y gritaban y disparaban y acosaban y se encuevaban. Dos halcones negros volaban arriba de nuestra carne y ametrallaban acá y allá. El cañón de los tanques lanzaba obuses con un sonido infernal... Un segundo o dos después se oía colapsar una pared o una casa y se veía volutas de polvo en el cielo.
Unas mujeres empezaron a agitar sábanas o pañuelos en las ventanas, y luego se atrevieron a dejar las casas con sus paños resplandeciendo bajo el sol de mayo. Habían aplazado el terror.

Pensaron que se había acabado, que podían ir a ver si todos estaban bien. Ya no tenían miedo, corrían y se reían. Pues reapareció un halcón negro en el cielo, se volvió arriba de nosotros. Habían visto o creían haber visto disparar un miliciano de este lado.
No fue tanto la salva de ametralladora que oí, estábamos acostumbrados: fue el grito de su madre, lo que me arrancó el corazón. Paré la oreja por allá, corrí sin escuchar a mis padres voceando.
Estaban acostadas, una, con su mejilla roja, la otra, con su blusa roja, y un líquido rojo empezaba a correr por los escalones. En sus labios se reflejaba un brillo soleado, en su piel negra nuestras lágrimas de lluvia.

Medellín, el 31/12/2020
Agradezco a Sara Gaviria y Karolai Sierra por su revisión del castellano.


Making-of

Un día que bajara de Nuevos Conquistadores a El Salado, fui sorprendido por la lluvia. Me resguardé acá: (ver arriba).
Unas niñas y niños estaban corriendo bajo la lluvia, entre la puerta donde esperaba y unas casas de la foto. Tres o cuatro chicas, dos o tres chicos, tal vez de 7 a 11 años. Reían bastante. Me parecía que no tuvieran tantas razones de correr así bajo la lluvia. Era más un juego, estaban más recibiendo gotas de cosmos en su cuerpo. Sus risas eran la imagen de la propia vida. “¿No viste a mi prima?”, me preguntó una niña. Respondí que viera entrar a una chica allá, pero no sabía si fuera su prima.
No sé porque, nunca olvidé esa impresión. E hice un vínculo con estos eventos tan duros: la muerte de niños en la Comuna 13 durante el conflicto armado. Escribí una ficción, no una historia real. Pero todo el contexto es histórico, es el de la operación Mariscal, el 21 de mayo de 2002, durante la cual murieron muchos civiles, entre ellos tres niños.
Escribí en memoria de estos niños y otros, que murieron en la guerra urbana de la Comuna 13 de Medellín entre 2001 y 2003, y de todas sus víctimas.

Notes

[1] Galette de maïs.

[2] Dans ce contexte, on parlait indifféremment de miliciens ou de guérilleros.

[3] Appellation populaire des paramilitaires.

[4] Boutique.

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