Se construire métis, 24/03/17

Violence et barbarie, la colonisation et l’esclavagisme ont aussi été le lieu de rapports humains, avec toute la panoplie de sentiments et de ressentiments que cela peut supposer. Les autochtones étaient décimés voire anéantis mais, dès le début, sa conquête a peuplé l’Amérique latine d’une génération de métis. Comment vivre en étant né de ce choc, de ces rapports de sang et de passion ? Du Mexique au monde inca, 3 parcours, 3 étranges destins l’illustrent…

Martín le Métis
México, 1522* : nous retrouvons le fils d’Hernán Cortès et de la Malinche où nous venons de le laisser : à sa naissance dans la Tenochtitlán que les Espagnols s’occupent à raser pour la reconstruire.
Deux ans plus tard, on l’enlève à sa mère et, en 1528, il accompagne son père à la cour de Charles Quint. Une bulle papale permet de le légitimer, mais en 1533, Cortès a un fils de sa seconde femme : Martín Cortés Zúñiga, et c’est à ce dernier que doit échoir le titre de marquis del Valle de Oaxaca ; Luis naîtra plus tard. Après une carrière militaire, les 3 frères Cortès ne semblent revenir à México que bien après la mort de leur père (et de la Malinche), en 1562.

Dans la société très hiérarchisée des colonies, la peinture de caste est un véritable genre. « Espagnol et Indienne génèrent un métis, noir et mulâtre génèrent un sambo, métis et mulâtre génèrent un cholo, indienne et mulâtre génèrent un chino… »**

Très vite éclate la Conspiration de Martín Cortés, le Métis épousant avec ses frères le combat des encomenderos (propriétaires coloniaux) contre les lois de protection des indigènes que l’activisme de Las Casas avait fini par obtenir de Charles Quint. Torturé, mais ne révélant rien, il sera finalement épargné et repartira en Europe où il matera avec Don Juan d’Autriche la révolte des Maures, avant d’y mourir septuagénaire.

Inca Garcilaso de la Vega
El Cusco, 1549 : quinze ans après la prise et le sac de El Cusco par Francisco Pizarro, un de ses capitaines a un enfant avec la princesse Chimpu Ocllo, petite-fille de l’Inca Túpac Yupanqui : on le baptise Gómez Suárez de Figueroa. Il reçoit une éducation brillante, avec les autres métis semés par Pizarro et ses compagnons d’armes, mais, son père devant contracter un mariage digne d’un hidalgo... il est élevé par sa mère et ses oncles maternels.

La maison d’Inca Garcilaso de la Vega commémore le 400e anniversaire de sa mort, El Cusco, décembre 2016

À 21 ans, il embarque pour l’Espagne, où il reprend les patronyme et matronyme de son père décédé depuis peu : Garcilaso de la Vega, non sans le faire précéder d’Inca. Il entre dans la carrière militaire et croise d’ailleurs la route de Martín Cortès dans l’armée de Don Juan d’Autriche, mais, parallèlement, étudie l’histoire et lit les poètes.
En 1591, il s’installe à Cordoue et commence à écrire. C’est à partir de 1605 qu’il publie ses œuvres majeures, et notamment les Commentaires royaux des Incas suivis de l’Histoire générale du Pérou. Garcilaso y livre une relation proche des sources de l’empire de ses ancêtres, dont il défend la mémoire, puis de la conquête : ces livres sont une des bases primordiales de l’histoire des Incas et de la colonisation.
Inca Garcilaso de la Vega meurt en 1616 à Cordoue, le même jour que Cervantes et Shakespeare… Le Pérou indépendant, voulant se montrer l’héritier des civilisations préhispaniques, en fera une de ses gloires nationales.

Túpac Amaru II
Région de El Cusco, 1738 : naissance de José Gabriel Condorcanqui, arrière-arrière-petit-fils de Túpac Amaru (dernier Inca rebelle, exécuté en 1572). Il reçoit une éducation de noble indigène au Collège des Jésuites de El Cusco : avec Voltaire et Rousseau, il lit aussi Inca Garcilaso de la Vega. Son sang est amérindien, son nom espagnol : le métissage n’est pas affaire de peau, mais de culture.

Quatre générations et le costume séparent les 2 Túpac Amaru…***

Chef de clan prospère et respecté de la société coloniale, il se rebelle néanmoins contre ses droits de douane et ses prébendes et, en 1780, il prend en même temps les armes, le nom de Túpac Amaru II et le titre d’Inca. Il harangue ses troupes au cri de « Vive le Roi, mort à la mal gouvernance », et cette rébellion s’étend rapidement ; ce sera la plus importante de l’Amérique coloniale.
Six mois après le début de l’insurrection, Túpac Amaru II est capturé, conduit à El Cusco où il doit assister sur la place d’Armes à l’exécution de ses enfants, de son oncle, de ses lieutenants puis de sa femme, avant d’être lui-même écartelé.
La victoire d’Ayacucho, 44 ans plus tard, met définitivement fin à la présence espagnole, et le monument d’Ayacucho comporte 44 marches, en mémoire de celui qui fut à la fois le dernier des Incas et le premier indépendantiste d’Amérique latine…

Rien n’est commun entre ces 3 trajectoires, si ce n’est le tragique, secret ou violent : Martín le Métis vénère sa mère, mais assassine la moitié de lui-même en étant jusqu’au-boutiste de la colonisation ; Inca Garcilaso met au service de l’indianitude son érudition d’aristocrate espagnol ; Túpac Amaru II, pourtant chef de clan colonial, poursuit jusqu’à la mort son combat pour la liberté du Continent des mers du Sud. Qui d’eux trois avait raison ?

Naître métis, c’est naître riche d’une double ration de racines et de culture. C’est aussi naître écartelé entre elles, que se soit à parts égales ou inégales. C’est vivre le risque de renier, par volonté ou par inertie, les unes ou les autres. C’est, dans le contexte des préjugés coloniaux ou néocoloniaux, devoir encaisser un surcroît d’amour comme un surcroît de mépris. C’est devoir se construire chaque jour en assumant sa double identité.

* On lit plus fréquemment 1523 pour sa naissance. Je suspecte que ce soit par convenance, la première épouse de Cortès n’étant décédée qu’en novembre 1522. Il aurait été difficile à Clément VII de légitimer un enfant adultérin…
** Exposition Inca Garcilaso de la Vega, Quito, décembre 2016.
*** Túpac Amaru, anonyme du XIXe siècle (MAAHN), exposition Inca Garcilaso de la Vega, Quito, décembre 2016. Túpac Amaru II, copie non créditée, Fortaleza del Real Felipe, El Callao, janvier 2017.

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