Seul avec les morts, 21/01/17

Nul ne peut accepter l’idée de son anéantissement et, si chaque peuple a élaboré sa propre religion et continue de le faire, toutes sont fondées sur l’espérance d’un au-delà ou d’un retour.
Mais pour tenter d’approcher le rapport à la mort des peuples amérindiens, il nous faut déployer un singulier effort d’imagination...

Curamba, 3 700 m, 15 h. Il fait 4 degrés, j’ai froid. Les nuages montent autour de moi. Ils avalent peu à peu la pyramide sacrificielle des Incas. Pourquoi sont-ils venus construire une cité sur cette meseta austère que tout le monde a délaissée après eux* ? Je déambule dans les ruines, pas même un gardien de ce lieu sacré. Je suis seul avec les morts.

La pyramide inca de Curamba (Apurímac), XVe siècle, janvier 2017

Les peuples andins momifiaient les morts, au moins ceux de l’élite. Comme en Égypte, les tombes étaient emplies des objets et des victuailles rendant leur séjour agréable. Les momies étaient toujours en position fœtale : elles retournaient à la terre mère. Le désert de l’Atacama les a particulièrement préservés ; au contraire, les Quitus les conservaient dans un milieu aqueux, selon un ordre social bien fixé : les caciques en haut, leurs proches en bas.

Tombes quitus (reconstitution), IIe siècle, La Florida (Quito), décembre 2016

À Wari, le Seigneur wari était enterré dans le quatrième sous-sol d’une tombe monumentale, ses femmes et ses serviteurs, sacrifiés pour l’accompagner dans son voyage, étaient au troisième.

Les 4 niveaux de la tombe du seigneur Wari, autour du IXe siècle, Wari (Ayacucho), janvier 2017

Les momies étaient souvent empaquetées dans des tissus successifs. C’est ainsi que nous sont par exemple parvenus les sublimes textiles millénaires de Paracas, certains en parfait état.

Tissu ayant enveloppé une momie paracas (antérieur au IIe siècle), Musée d’archéologie, d’anthropologie et d’histoire nationale, Lima, janvier 2017

Des Aztèques aux Incas, les sacrifices étaient rituels, notamment à chaque construction d’un nouveau temple, qui se superposait au précédent. On sacrifiait des prisonniers de guerre**, mais on sacrifiait aussi les fils de l’élite, à la suite de compétitions ou de combats : chez les Mayas, c’était un jeu de pelote ; chez les Moches du Pérou, était vaincu celui dont était parvenu à ôter le casque. Dans les 2 cas, le vaincu était sacrifié.

Terrain de pelote rituelle maya, (entre le VIe et le IXe siècle), Koba (Yucatan), juillet 2016

Le guerrier avait donc par avance accepté son sacrifice. Celui-ci s’accompagnait parfois de cannibalisme. Jean de Léry, au XVIe siècle, remarquait déjà que les Tupinambas éclataient de rire quand on le leur reprochait : « Et, vous, votre eucharistie ! ». Le sacrifice du fils…

Maquette de terrain de combat rituel moche, (entre le Ier et le IXe siècle), Huaca del sol y de la luna (Trujillo), janvier 2017

Seuls peut-être dans ce cas, les Limas sacrifiaient de jeunes femmes, hérésie pour la survie de l’ethnie ! Certains chercheurs, justement, y voient la marque d’une société matriarcale. Le sacrifice potentiel faisait partie des devoirs de l’aristocratie.

Dans les deux grandes pièces rectangulaires, les femmes limas attendaient leur sacrifice. (entre le IVe et le VIIe siècle). Huaca Pucllana, (Lima), janvier 2017

Sociétés barbares ? Nous ne les voyons ainsi que parce que nous ne les comprenons pas. Le sacrifice des fils de famille était la réponse à la démence d’une terre riche en cataclysmes : tremblements de terre, sécheresse, inondations, huaycos***, glissements de terrain, volcanisme. Les dieux devaient se montrer plus cléments et ils se nourrissaient de sang. Les djihadistes, les assassins et les bandits de la conquista**** ont fait pire, pas pour des raisons rituelles : par cupidité et passion du pouvoir. Mais leurs noms continuent d’orner les plus grandes avenues d’Amérique latine…

Momie d’enfant chanka (autour du IXe siècle), Musée d’Andahuaylas (Apurímac), janvier 2017

Un caractère commun des cités de l’Antiquité amérindienne est que les cités étaient souvent abandonnées pour des raisons que nous ignorons. Et lorsqu’une autre culture s’installait dans les parages, il était fréquent que ces villes mortes soient utilisées comme cimetière par les nouveaux venus ; c’est le cas des Chimbus dans les villes moches, des Waris dans les villes limas, des Chankas dans les villes waris… Était-ce pour des raisons pratiques ou pour l’intuition que ces villes mortes touchaient au sacré ? Ce fut encore le cas, plus récemment, pour des raisons d’incompatibilité religieuse, des immigrants chinois du début du XXe siècle, qui enterraient leurs morts dans les anciennes huacas*****.

Tombe wari creusée dans le mur d’un site lima (autour du IXe siècle), Huaca Pucllana, Lima, janvier 2017

Curamba, il est 17 h, je suis gelé. Je dois redescendre chez les vivants. Pas un bus. Je commence à marcher pour arriver au moins à Kishuara avant la nuit. Des policiers arrivent, ils me posent à un carrefour, y arrêtent pour moi toutes les voitures. C’est le bus d’Andahuaylas qui me prend. À Kishuara, une jeune quechua, Gabriela, me vend une délicieuse truite fumée qui fera mon dîner.
La vie.

Gabriela, Kishuara (Apurímac), janvier 2017

* Éléments de réponse sous bénéfice d’inventaire : d’abord Curamba était une étape sur le Qhapaq Ñan, le chemin des Incas, qui allait de la Colombie au Chili. Ensuite les Incas construisaient généralement entre 3 000 m et 4 000 m. Pas sur les sommets (absence d’eau), ni dans les vallées (peu sûres). À cette altitude, ils trouvaient la pierre de leurs constructions, ils pouvaient associer des étages de cultures d’altitude et de cultures tempérées. Enfin, ils se rapprochaient ainsi du supramonde…
** C’était notamment une des premières motivations des guerres aztèques, et une des premières raisons pour laquelle leurs voisins s’allièrent contre eux avec les Espagnols.
*** Huayco : violente « inondation » de boue et de pierres.
**** Conquista : conquête (de l’Amérique hispanique).
***** Huaca : utilisé dans le sens de temple, ce terme désigne en réalité toutes les constructions monumentales préincas du Pérou.

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