Taquile, 09/02/17

Taquile est une des îles plantées sur le côté péruvien du lac Titicaca. Titicaca : quiconque a entendu ce nom en garde le mythe enfoui dans sa mémoire. Dans notre imaginaire, à plus de 3 800 m d’altitude*, berceau des civilisations de Tiwanaku et des Incas, le lac Titicaca reste parmi les havres préservés d’une nature reculant partout devant l’emprise des villes, des ranchs et des plantations. À Taquile, c’est sous une autre menace que l’image d’Épinal prend un coup…

Foin des villages quechuas ou aymaras, dès Puno s’écorne la carte postale : une ville de 180 000 habitants, animée, mais de peu de grâce, avec ses maisons dont on n’a crépi que la façade, comme dans la plupart des villes andines. Certes, le lac la baigne en majesté. On se dit qu’on trouvera le mythe plus loin, dans des villages côtiers et plus encore sur les îles. Mais on ne doit pas être seul à avoir cette idée : dès 7 h du matin une noria de botes (« barques », en réalité de bateaux couverts de 40 ou 50 places) emmène sa cargaison, touristes dedans, locaux dehors, à Taquile ou Amantani…

Puno, 7 h. Une dizaine de bateaux s’apprêtent à lever l’ancre pour les iles du lac, février 2017

Je suis dans la noria. Nous arrivons à un petit port, d’où s’étire notre file qui rejoindra la place du village en 50 ’. Je suis seul à avoir des bagages, en l’occurrence une valise incapable de rouler sur le dallage irrégulier et qui y rendra l’âme. Nous avons été briefés : nous avons deux heures et demie pour déjeuner « ensemble » puis visiter le centre artisanal. Je ne suis pas concerné, ayant décidé de passer 4 jours sur l’île, à la rencontre de sa population quechua. Au terme des 2 h 30 ’ de présence, mon groupe marchera une demi-heure pour rejoindre un autre port minuscule et repartir à Puno.

Les paysages de Taquile m’évoqueront souvent L'Estaque et Cézanne, février 2017

Il n’y a pas de doute : le lac et l’île sont superbes. Pour ce qui est de la nature, car pour les constructions, elles rivalisent de banalité et de laideur. Quant au contact humain, que ce soit au restaurant ou dans mon hébergement, je constate vite qu’il se réduit à l’exploitation à la chaîne du filon touristique. J’arriverai tout de même à échanger quelques mots avec la fille de ma logeuse sur ses études, et avec sa mère… pour écourter ma réservation à 2 jours. Les prix sont de 2 à 4 fois ceux de Puno. Pour manger, deux solutions : la soupe de quinoa et la truite frite d’un des 25 restaurants de l’île : c’est leur seul menu ; ou les boutiques, dont les seuls produits frais au milieu des boîtes sont de rares fruits et du fromage. Que font les Taquileños de leurs bœufs et de leurs brebis, de leur maïs et de leurs pommes de terre ? Les jus de fruits locaux ? Inconnus ici.
J’ai tout de même rencontré la magie de Taquile : au cours de mes 2 jours de promenade solitaire, le dernier bateau de touristes parti. Trois sites archéologiques abandonnés et déserts, mais plus qu’intéressants, et que leur situation rend magnifiques ; et l’extraordinaire charme du Titicaca, d’huile sous le crépuscule. Il laisse muet.

L’île d’Amantani, surgissant un tel un hippopotame du lac sacré… Taquile, février 2017

Loin de moi l’idée de critiquer ceux qui font à la semaine ou au mois ce que je fais à l’année. Ce qui me pose question c’est l’impact du tourisme de masse. Dans toutes les zones touristiques, on se penche aujourd’hui sur cette question, en matière de préservation de l’environnement et des vestiges archéologiques. Personne ne me paraît se soucier réellement de son impact culturel : qu’apporte la visite de Taquile à des groupes fermés qui la traversent au pas de course ? Leurs selfies et le discours lénifiant d’un guide ou d’un responsable local sur les traditions et l’esprit communautaire ? Les mots problème, souci, difficulté y seraient obscènes ; parler du travail des enfants serait grossier. Surtout, jusqu’où ce tourisme n’altère-t-il pas en profondeur le mode de vie des îliens ? L’artisanat et les costumes pimpants n’y sont plus destinés qu’à l’œil, à l’objectif et au portefeuille d’une armée pressée.

Sur le cerro Moloseña, à 4074 m, un temple dédié à Pachamama, la terre-mère. Taquile, février 2017

Pour la moitié de sa population qui bigle ce tourisme full day (ma logeuse reconnaissait que rien n’était fait pour un tourisme de séjour) avec des dollars dans les yeux, la vie est à Taquile devenue artificielle – comme d’une autre manière celle de nos colonies antillaises. Pour l’autre moitié, elle continue pauvrement avec quelques brebis et quelques arpents de culture, sous des toits de fibrociment hideux qui ont depuis longtemps remplacé les toitures végétales.
Pour combien de temps ainsi ? La vie des jeunes se passe désormais pour une grande part à Puno. Taquile a vendu sa culture et maintenant sa langue pour un plat de lentilles…

* Le problème d’une telle altitude la nuit, ces n’est pas tellement le froid (les maisons ne sont pas chauffées, mais les lits sont douillets) que l’oxygène. Durant 2 nuits, je me suis souvent réveillé parce que je n’arrivais pas à respirer…

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