Viol d'une collabo

Comme beaucoup de gens, Mireille Balin a vécu plusieurs vies. Comme peu d’entre eux, elle a été au firmament, star parmi les stars dans l’entre-deux-guerres, avant de sombrer dans la misère après la Libération. Que s’est-il passé entre-temps ? La biographie que lui a récemment consacrée Loïc Gautelier* révèle sa vraie vie. Plutôt : ses quatre vies.

Jeune fille de Paris

Elle naît en juillet 1909 à Monaco, dans une famille très modeste : son père, Charles, monégasque, est typographe, entre autres métiers, et sa mère, Annita, immigrée de Turin, blanchit le linge des riches du coin. Charles, mobilisé en 1914, finira sergent. Mireille aime cette famille, garçonne avec ses cousins macaronis, mais ses parents sont obsédés par la réussite et veulent pour elle un autre avenir : dès qu’ils le peuvent, en 1917, ils l’envoient dans une pension religieuse du 16e arrondissement de Paris, ajoutant à son éducation de jeune fille le piano et l’équitation. À la fin de la guerre, ils se rapprochent d’elle, s’attellent à Meudon à leurs rêves de réussite sociale en gérant un hôtel. Mal. Ils ne s’entendent plus, remettent l’hôtel, se séparent en 1922. Mireille se montre bonne élève, studieuse, mais trop espiègle, et en 1928, c’est la porte. Seule maintenant avec sa mère à Paris, il lui faut gagner sa vie, leur vie. Elle est vendeuse, cherche à entrer en 1931, à 22 ans, comme secrétaire chez un grand couturier. On y remarque sans peine sa ligne filiforme et son élégance : elle sera mieux payée comme mannequin de cabine.
Mireille Balin, si différente de ses rôles...

Gueule d'amour

Ainsi entre-t-elle, par la petite porte, dans ce monde d’argent et d'apparences où une femme est d’abord jugée sur son physique. À ce physique, elle ajoute la grâce, l’intelligence, la culture : une geisha de premier choix… Consciente que la femme y vaut surtout comme objet de désir, de procréation et de décoration, Mireille Balin entend user de ses atouts, pas en laisser le bénéfice à d'autres.
Libre, Mireille aime les hommes, et même : les beaux mecs. De préférence quand ils ont réussi. En 1932, c’est Young Perez, champion du monde de boxe ; de 1933 à 1935, Raymond Patenôtre, patron de presse et sous-secrétaire d'État à l'Économie nationale ; en 1936, Jean Gabin, acteur le mieux payé de France ; de 1937 à 1941, Tino Rossi, chanteur adulé…
Mais, libre, Mireille refuse le rôle que ces patriarches en puissance veulent lui assigner : ni mère juive tunisienne avec Young Perez, ni vitrine ambulante des bijoux dont le richissime Raymond Patenôtre la couvre… Pour Gabin, on ne sait pas trop : comme Patenôtre il est marié, leur relation est discrète et guère assumée. Quant à Tino, avec qui on parlera mariage, lui et Mireille diront chacun dans leurs vieux jours que ce fut l’amour de leur vie. Mais les groupies ne lâchent pas Tino, Mireille est d’une jalousie maladive, ils s’ennuient et, décidément, non, Mireille ne se voit pas mariée.**
Avec Jean Gabin dans Gueule d'amour (1936)
Durant ces années, elle gravit les échelons du succès, et deux duos la consacrent monstre sacré du cinéma français : avec Jean Gabin en 1936 dans Pépé le Moko et Gueule d’Amour, puis avec Erich von Stroheim en 1939-1940 dans Rappel immédiat, Menaces et Macao, l'enfer du jeu.***
1932-1942, une décade : la durée de la comète Balin au firmament. La Balin aimante les hommes, les affole, les fascine. Pourquoi ? Le talent ? Actrice de présence, elle devient une excellente comédienne, rigoureuse et professionnelle. Mais d’autres aussi en ont à revendre. La beauté ? Qu’est-ce que la beauté ? Et il y a tant de jolies femmes sur les écrans français d’alors. Non, Balin a autre chose. Un front immense, un visage en triangle, une bouche éloquente… Et ce regard, ce regard ! Énigmatique, il envoûte, il appelle à percer un mystère, mais refuse toujours sa clé.
À cette date, qui est-elle ? Une personnalité secrète, complexe et attachante. Aimant le luxe, mais respectant et aimant les petites gens ; conservatrice socialement, mais libérale sociétalement ; rieuse, mais timide à en garder une certaine raideur jusque dans ses rôles ; pudique, mais ne voulant pas qu'on la double dans On a trouvé une femme nue ; grande amoureuse, mais refusant d’être le jouet d’un homme ; avide de Marc-Aurèle, des poètes maudits et de Dumas père, mais régalant les plateaux de ses facéties ; jouant les vamps, mais avec un cœur de midinette ; et enfin, ne s’occupant jamais de savoir si ceux qu’elle aime sont juifs, arabes ou souchards, à une époque ou de grands esprits crachent en chœur sur les youpins. Juste quelqu’un de bien, avec autant de défauts et de qualités que tout un chacun.
Success story…
Avec Sessue Hayakawa dans Macao, l'enfer du jeu, de Jean Delannoy (1942)

Menaces

La tourmente nazie va emporter tout cela. De 1940 à 1941, Mireille se terre dans sa villa de Cannes, près de sa famille, avec Tino. Les derniers temps, elle comprend qu’ils ont peu à partager ; elle, la bibliophile, peine à faire ouvrir un livre au crooner. Elle se met à boire, touche à la drogue… Elle revient à Paris et tourne ses derniers films en 1942, puis revient s’enfermer à Cannes, loin du gai Paris de l’Occupation. Personne ne sait que la comète mystérieuse est en train de sombrer.
Or, en 1938, elle a rencontré un jeune Bavarois : Alois Deissböck, héritier de l’industrie chimique de son père, qui a adhéré au parti nazi dès 1929, mais préfère se faire appeler d’un nom à consonance plus anglophone : Birl. Un beau mec, encore. Quand Birl revient à Paris sous l’uniforme en 1940, ils se revoient. Il ne se bat pas : il travaille dans les services économiques du renseignement de la Wehrmacht, puis passera à la diplomatie. À quand remonte leur liaison ? Toujours est-il qu’à l’été 1941, il demande à Mireille de choisir : Tino ou lui. Et sa relation avec Tino agonise…
C’est peu dire que Mireille Balin n’a pas de conscience politique : elle n’a aucun sens politique. Elle a tourné en 1939 Les Cadets de l’Alcazar, film de propagande mussolino-franquiste, comme elle a tourné peu avant Menaces, film antiraciste ; elle s’affiche et rit au balcon de la Comédie des Champs-Élysées avec les amis de Birl en uniforme, aussi ingénument qu'elle s'est liée d'amitié avec von Stroheim, juif farouchement antinazi… Du sens politique, Birl, lui, en a ; peut-être réellement choqué par la brutalité du nazisme et de la Gestapo, il est, au titre de son travail, en contact avec les Américains, dont il garde dans son armoire un uniforme…
Le 14 août 1944, devant la retraite allemande, les amants quittent Cannes pour Monaco, principauté neutre, et via Émile Roblot, ministre d'État de la principauté, Deissböck offre ses services aux Américains. On les fait attendre au Château Périgord, dans l’appartement d’un membre des FFI. Les Américains n’arrivent pas, mais les FFI, si, le 13 septembre : ils sont 11, passent à tabac le boche et sa pute – une « collaboratrice horizontale » - et la violent, en réunion, en présence de son compagnon.

Dernier refuge

Mireille et Birl sont arrêtés. Deissböck, qui hérite d’une mission en Italie pour les Américains, est libéré en novembre, Mireille à Noël. Elle ne sera l’objet d’aucune poursuite et (contrairement à beaucoup d’artistes) d’aucune interdiction de travail, mais elle est brisée.
Il semble que sa relation avec Birl dure jusqu’en 1947, date à laquelle l’actrice parvient à tourner La Dernière Chevauchée. Elle garde sa classe, mais est épuisée et a du mal à mémoriser son texte. C’est une catastrophe : elle ne tournera plus. Abandonnée, mais pas par les impôts, pour le compte de sa splendeur passée, elle doit vendre, tout : la villa, les éditions rares et le reste... Elle se réfugie dans l’alcool, la drogue et le jeu à Monte-Carlo. La plupart des hommes qui étaient à ses pieds, de ses amis du cinéma, de ceux à qui elle avait « prêté » beaucoup d'argent, lui tournent le dos : elle est devenue une paria.
La roue a bien tourné... (vers 1960)
Acculée à la misère, prématurément vieillie, elle survivra grâce aux subsides donnés par La roue tourne****. Celle-ci croit bien faire en lui offrant une chirurgie esthétique, qui l’abîme davantage. Mais ceux qui l’approchent durant ces dernières années ont les mêmes mots : elle ne perd pas sa classe et ne se plaint jamais. Mireille Balin, rattrapée par une cirrhose et peut-être un cancer, s’éteint à 59 ans en novembre 1968.
Ses bourreaux, eux, auraient été condamnés en 1948, pour certains à 18 ans de travaux forcés. Quant à Alois "Birl" Deissböck, reparti en Bavière, marié là-bas, il mourra tranquillement, à 87 ans, en juillet 1997.

La chair et le diable

Quel fut le crime de Mireille Balin ? Sous l’Occupation, des artistes sont exemplaires et refusent toute collaboration, certains rejoignant la Résistance, tels Claude Dauphin ou Joséphine Baker ; d’autres sont compromis et profitent de l’Occupation, certains renchérissant sur l’antisémitisme, tels Léo Joannon ou Robert Le Vigan. Mireille Balin n’est ni l’un ni l’autre. Elle est juste aveugle, croyant qu’on peut vivre en ce temps maudit comme si de rien n’était. Son crime : la collaboration horizontale. Elle a couché avec un Allemand !
Les "tondues de Bordeaux" le 29/08/1944 : humiliées, abattues et jetées dans la Garonne..jpg
L’idée même de « collaboration horizontale » n’est que pur machisme. On pouvait, on devait condamner les femmes délatrices, les actrices de la barbarie, les propagandistes, les complices, les profiteuses du nazisme… Comme les hommes, ni plus, ni moins. En aucun cas pour des relations amoureuses ou sexuelles, et peu importe pour cela que leurs motivations aient été sentimentales, physiques ou matérielles. Pourtant, sans parler des cas de viols, des milliers de femmes ont été tondues (environ 20 000), et des dizaines ont été fusillées (27 dans le seul Morbihan !) pour cela. Seulement pour cela.
Violer, tondre et fusiller, c’était se réapproprier les femmes qui avaient osé se donner à d’autres : guère mieux que le comportement d’un esclavagiste, d’un seigneur féodal, d’un sultan ou d’un dictateur se reconnaissant un droit de propriété sur une femme… Personne, quand et où que ce soit, quel qu’en soit l’alibi — moral, religieux, politique… —, ne peut s’autoriser à dire à une femme que faire de son corps. A fortiori la juger. A fortiori la mutiler.
Ceux qui ont tondu, violé ou fusillé, tuant ou détruisant des femmes dont le crime était d’avoir « appartenu » à d’autres qu’eux ne sont que des criminels. Ils ont sali la Libération, qu’on doit se garder de mettre en bloc dans le même sac : beaucoup d’intellectuels, de FFI, de Comités de libération se sont opposés à cette barbarie comme ils avaient lutté contre la barbarie nazie.

(*) Loïc Gautelier, Mireille Balin, Les Passagers du rêve, Paris, 2019. Vous trouverez sur internet des dizaines de sites recopiant les uns les autres des erreurs et des légendes que ce livre remarquablement documenté met à bas. Il est vrai que Mireille Balin, mal conseillée, y contribua elle-même en attribuant, par exemple, à elle-même une origine bourgeoise plus vendeuse pour sa carrière, et à Birl Deissböck une origine autrichienne plus acceptable à la Libération. Autre légende, il n’a pas été abattu en 1944 par les FFI ; cela arrangeait-il les Américains ou la DST que leur agent secret passe pour mort ?...
(**) « Ma vie sentimentale n’a jamais répondu à ma réputation de vamp. Pour deux raisons : d’abord parce que si mon physique attirait les hommes, ça n’allait guère plus loin ; je les effrayais », dit-elle dans une interview à France-Dimanche (21/07/1960).
(***) On trouve une partie de sa filmographie en DVD ou VOD… en France. Sur YouTube sont accessibles (au 15/08/2020) Le Sexe faible, de Robert Siodmak (1933) et Fromont jeune et Risler aîné, de Léon Mathot (1941).
(****) Le comédien Paul Azaïs fonde La roue tourne en 1957, association au profit des artistes dans le besoin. Un des ultimes bonheurs de Mireille Balin sera de jouer sur son piano installé à l’association. Elle y interprète encore Schumann sans partition.

Remarque : les titres sont ceux de films de Mireille Balin — La chair et le diable est un projet hollywoodien qu'elle a refusé.

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