Contre la morale

La troisième guerre du Golfe a interrogé beaucoup d’entre nous sur le concept de morale. Cette guerre était selon George W. Bush celle de l’« axe du Bien » contre l’« axe du Mal ». Que pouvaient être ces notions de Bien et de Mal, pour conduire à une aussi décision politiquement absurde et humainement indéfendable, justifier le prétexte d’un mensonge éhonté – les « armes de destruction massive » –, aveugler au point qu’on prétende Saddam Hussein et Oussama ben Laden main dans la main ? Et de fait, le Bien et le Mal semblent bien des notions inopérantes*…

Chacun d’entre nous voudrait bien agir et se voir délivré du mal. Le prêtre comme le bouffeur de curé, le djihadiste comme le laïcard, le rigoriste comme le libertin, le riche qui fait la charité et le pauvre qui le vole : la plupart d’entre eux sont sûrs de bien faire : rien n’est plus relatif que la morale.
Mais dans l’histoire de l’humanité, le Bien a fait mille fois plus de mal que le Mal ! Satanistes ou nihilistes, adeptes du Mal reniant les injonctions de leur société sont de petits joueurs. Combien Gilles de Rais** et Landru ont-ils fait de victimes ? Quelques dizaines, tout au plus. Rien en comparaison d’Adolf Hitler, de Pol Pot, de Francisco Pizarro, voire d’Innocent III*** ou de Napoléon Bonaparte. Et qui peut contester que chacun d’eux ait été sûr d’agir pour ce qu’il considérait comme le Bien ?
La notion de Bien ne peut nous guider : censée absolue, elle émane forcément d’une vision culturelle, subjective, personnelle. Toute morale est le produit d’une histoire, d’un peuple, d’une culture. Inopérante dans la sphère privée, elle devient catastrophique lorsqu’on prétend l’imposer à d’autres, ou pire : éliminer ceux qui y font obstacle, point commun de tous les anges exterminateurs ci-dessus.

Cela veut-il dire que tous les coups soient permis ? Que, l’idée du Bien étant relative, rien ne puisse nous guider dans nos actions ? Certes pas. Cela veut dire qu’il nous faut les peser sur d’autres critères, moins fluctuants et malléables que le Bien : il nous faut passer de la morale à l’éthique ; il nous faut passer de l’abstraction d’un Bien mis par chacun à sa propre sauce, à celle de valeurs susceptibles de nous être communes à tous.
Morale et éthique sont souvent considérées comme synonymes, voire définies l’une par rapport à l’autre. En quoi diffèrent-elles ?
Elles le font originellement, par l’étymologie. La morale est l’affaire des mos latins : des mœurs. Bonnes mœurs, mœurs légères : ça commence mal. L’éthique est initialement ce qui concerne l’ἦθος (éthos) grec : le lieu de vie****, et par suite l’habitude, la coutume ; elle part d’un constat, de la connaissance de ce qui se fait.
Elles le font aujourd’hui, par leur évolution. Une morale est d’abord normative, elle est ce qu’on impose, l’éthique est d’abord objet de pensée, elle est ce qu’on peut se fixer de règles communes. Une église répète ce qui pour ses dignitaires est moral ; un comité d’éthique fait débattre des représentants d’opinions et de courants de pensée divers. Les morales divergent, l’éthique converge – ou le devrait.

Passer de la morale à l’éthique, collectivement ou personnellement, c’est suivre le chemin conduisant des normes, imposées par une culture, une communauté ou une religion, vers des choix, réfléchis et transverses, dont le premier critère pourrait être le respect : la valeur universellement appréhensible du respect de l’autre et de ses propres choix. C’est passer de la stigmatisation de ce qu’on juge immoral à l’assomption de la liberté de l’autre dans un cadre éthique commun, c’est affirmer une laïcité synonyme non du rejet de ce qui est différent, mais de reconnaissance mutuelle des différences, c’est se détourner des dogmes pour une réévaluation permanente. Et s’il est des moralistes, il ne saurait y avoir d’éthiquistes…
Dans l’éthique, sentiment et sexe n’ont plus à faire aux bonnes mœurs, mais au respect de l’autre ; violence et guerre ne sont plus le moyen commun de fins partiales : leur recours ultime pourrait être mesuré à l’aune du respect mutuel – à commencer par l’évaluation de la moindre violence ; l’argent n’est plus l’alpha et l’oméga de la vie sociale, mais l’outil de communication d’échanges respectueux des besoins d’autrui…
Certes, une société éthique ne connaîtrait pas moins de conflits qu’une société déchirée par des préjugés moraux : il n’est question que de les aborder et les résoudre différemment.
Certes, le principe même du respect de l’autre heurte tant les idéologies universalistes que celles faisant de l’individualisme le meilleur régulateur de la vie sociale : parmi ceux pour qui l’enrichissement est la fin des fins ; parmi ceux qui, évangélistes ou djihadistes, veulent à toute force imposer leur religion ; parmi ceux qui, sur le Jourdain, le Rio Grande ou le Danube, croient pouvoir enfermer l’autre derrière un mur, certains n’accepteront jamais d’abandonner leurs certitudes. Mais qui sait si, éduqués et respectés sans faiblesse, beaucoup de ceux-ci ne pourraient être éclairés et séduits par les bénéfices d’une voie éthique ?
Cela mérite réflexion. Penser éthique, faire du respect de l’autre, du respect de celui qui pense autrement, du respect de celui qu’on ignore comme de celui qu’on aime une clé de la vie commune, tournant le dos à des morales dépassées et dont l’histoire a montré les dangers, ne pourrait-ce être une manière plus productive de faire société ?

* Nazisme et stalinisme avaient déjà inspiré ce questionnement à Vassili Grossman : « Là où se lève l’aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule » (La dernière lettre, L’âge d’homme, 2000). Tzvetan Todorov prolonge cette réflexion dans Mémoire du mal, tentation du bien – Enquête sur le siècle, Robert Laffont, 2012.
** Le baron et maréchal Gilles de Rais (vers 1405-1440), brûlé à Nantes pour rébellion, pacte avec le diable, sodomie et meurtres d’enfants.
*** Innocent III (1160-1216) pape ordonnateur (entre autres bienfaits) de la croisade contre les albigeois.
**** D’où l’éthologie, étude du comportement des espèces animales dans leur milieu naturel.

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