Ève sanctifiée

Je vais pour une fois rompre avec ma schizophrénie et mon autisme pour parler de mon travail de plasticien, plus précisément de mon dernier travail : Ève sanctifiée.

Mais d’abord, quelle est votre propre lecture du tableau ? Elle vaut autant que la mienne…

''Ève sanctifiée", huile sur acrylique, 3 feuilles, 58,5 x 87, octobre 2021

Ève sanctifiée est une œuvre opportuniste. Je ne suis pas parti, comme le plus souvent, d’une « idémotion ». J’ai d’abord voulu peindre ce nu. Dans mon esprit, la nudité c’est l’innocence[1], et le désir, « l’arme de création massive » de la nature[2]. Si je respecte toutes les religions, j’en veux à celles qui ont trouvé le moyen de mettre du péché là où il n’y a que de la vie à l’état brut.
Mais, presque instantanément, j’ai pensé à raccorder cette innocence et ce désir à Ève, « mère de l’humanité », à les charger de la signification de notre origine. Mère mythique, sans doute, la mère de l’humanité étant plutôt Lucy, ou tout au moins celle de ses cousines dont nous sommes plus directement issus.

Pourquoi ? Parce que je suis depuis longtemps troublé par un mystère majeur de la Genèse[3], premier livre de la Bible. Dans notre imaginaire, Ève est la première pécheresse (car bien sûr, c’est elle qui a entraîné son innocent Adam, comme ce dernier le dit à Dieu : « C’est pas moi, c’est elle. » — Genèse, III, 12), elle qui a croqué la pomme et l’a donnée à cet homme sans malice, elle qui a commis le péché de chair et l’y a entraîné.
Sauf que… ce n’est pas du tout ce que dit la Genèse ! D’ailleurs, pour la Bible (et le Coran), Adam et Ève ne sont-ils pas mari et femme ? Non : s’ils sont chassés du jardin d’Éden, c’est pour avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal (III, 17). Ce que Dieu leur reproche, ce n’est pas d’avoir copulé, c’est d’avoir fait la seule chose qu’il leur avait interdite : « devenir son égal » en en sachant autant que lui (III, 22).
Que mes amis croyants n’y voient pas d’offense, mais le Dieu de la Genèse, en fait, est un fieffé gredin : il veut bien créer l’homme pour qu’il domine la Terre — au passage, ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, nous nous rendons maintenant compte de la catastrophe à laquelle cela conduit. Il le veut bien, mais en gardant pour lui le monopole du savoir. Il leur ment, en leur faisant croire qu’ils mourront s’ils mangent le fruit de cet arbre (II, 17). Et le serpent a beau jeu de leur révéler l’arnaque : « Vous ne mourrez pas ! », dit-il, « mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux » (III, 4-5). Ils goûtent donc au fruit défendu : la connaissance. Que fait alors Dieu : il se venge de ceux qui deviennent ses rivaux en les chassant de l’Éden, et en faisant garder l’arbre de vie par ses Kéroubim, cet autre arbre dont le fruit leur aurait donné, comme à lui, l’immortalité (III, 24). Réminiscence juive de l’épopée babylonienne de Gilgameŝ : « Quand les dieux ont créé les hommes, ils leur ont assigné la mort, ils ont gardé la vie entre leurs mains » ?[4] Dieu n’en restera pas là : voyant que les hommes s’unissent pour bâtir la tour de Babel, il prend peur, « embrouille leur langue » pour qu’ils ne se comprennent plus et ainsi les diviser (XI, 4-9). Et ainsi de suite : la première extinction de masse (celle du Déluge[5] — VII, 6-17), le génocide de Sodome et Gomorrhe (dont Abraham tente de négocier pied à pied, mais en vain, qu’il les épargne — XVIII, 24-33)… Nous comprenons mieux en quoi Dieu a créé l’homme à son image. À moins que…
À moins tout simplement que les auteurs de la Genèse n’aient construit leur image de Dieu avec celle qu’ils avaient sous les yeux : celle de l’homme ?

Bref, nous devons tout à cette Ève mythique ; elle représente le désir vital, et surtout nous a apporté ce bien précieux parmi tous : la connaissance. C’est à elle que nous devons d’avoir dépassé notre condition animale pour devenir des êtres conscients de nous-mêmes et avides de savoir. La Genèse comporte à cet égard une ambiguïté : elle parle de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, mais dit aussi que son fruit « donnait l’intelligence » (III, 6).
Le mythe biblique des origines explique encore à sa façon ce trait spécifiquement et universellement humain qu’est la pudeur[6] : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent les unes aux autres des feuilles de figuier, et ils s’en firent des pagnes. » (III, 7) Mon Ève ne s’encombre pas de ce détail : quitte à être rebelle, elle n’use même pas de feuilles de figuier. C’est que le Bien et le Mal ne sont que des catégories de la morale, plus exactement des morales, subjectives, puisqu’il y en a autant que de groupes humains, avec toutefois ce caractère que toutes ont en commun : fixer et imposer les règles du patriarcat. Pire : le Bien y est plus dangereux que le Mal. Gilles de Rais, le docteur Petiot ou Michel Fourniret, acteurs du Mal, ne sont que des épiciers du crime ; les plus grands criminels de l’histoire humaine, Hitler, Pol Pot, George Bush junior… : tous ont agi au nom du Bien, de leur conception morale du Bien. Les diverses morales mènent à des catastrophes : oublions-les au profit de l’éthique, ce sens qui devrait nous appartenir à tous, qui doit nous être commun, fondé sur le juge de paix du respect : respect du vivant, des cultures, de l’autre, de soi-même.
Mais je m’égare. Revenons à la sainteté originelle.

Est-il besoin de le dire ? Prendre, comme cette Ève, le contre-pied de la Genèse, ce n’est pas être en guerre contre une ou contre les religions. C’est considérer la Genèse comme un des mythes fondateurs majeurs de l’humanité, et pour cela même le questionner. C’est se placer d’un point de vue anthropologique, qui n’est pas dressé contre quelque religion que ce soit, mais simplement ailleurs : rien n’interdit d’être croyant d’une religion, et ailleurs, anthropologue s’intéressant à, et tentant de comprendre, les dix mille religions humaines.
On aura peut-être une moue de surprise face à l’anachronisme qui structure le tableau. D’Ève ou de Lucy à l’écrit, et plus encore à la science moderne, il y a certes un monde. Qu’importe : quitte à être dans le mythe, au-delà des aléas de l’Histoire et des sociétés, autant insister sur sa vérité fondamentale et enjamber allègrement les époques.
À propos de mythe, un détail curieux : je voulais symboliser le jardin d’Éden par un arbre portant une myriade de fruits différents. À peine en avais-je dessiné l’ébauche que je tombe sur ce mythe amérindien de l’Amazonie vénézuélienne expliquant l’origine des crues : « Aculi (…) découvrit un arbre gigantesque au fond d’un bois ; c’était Vazacá qui donnait toutes sortes de bons fruits : beaucoup de bananes, de papayes, d’acajous, d’oranges et de maïs. »[7] Et un mythe des Uitotos, peuple de la frontière colombo-péruvienne, à plus de mille kilomètres infranchissables de là, expliquant pour sa part le Déluge (tiens, encore ?), parle lui aussi d’un arbre portant « tous les fruits connus »[8]. On croit parfois inventer, on ne fait que redécouvrir…
Quoi qu’il en soit, Ève mérite bien d’être sanctifiée, pour cela même qui l’a fait chasser du paradis, pour ce monstrueux péché : nous avoir ouvert le chemin de la connaissance, nous avoir donné le meilleur de ce qui est humain.

Notes

[1] « Ce n’est (…) pas le corps neutre qui est porteur d’érotisme, c’est (…) sa mise en scène » — Sexe, le Grand Organisateur, p.145.

[2] Sexe, le Grand Organisateur, p.17.

[3] La datation des textes qui compose la Genèse fait débat. Sa base pourrait avoir été écrite vers le Ve siècle av. J.-C.

[4] Versions primitives de l’Épopée de Gilgameŝ, autour du XVIIIe siècle av. J.-C.

[5] Également présent dans l’Épopée de Gilgameŝ.

[6] Voir Sexe, le Grand Organisateur : « L’invention de la pudeur », p. 138.

[7] Publié par Carlos Teschauer (1925), cité par Benjamin Péret, Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, Paris, Albin Michel, 1960.

[8] Publié par Konrad Theodor Preuss (1921), ibidem.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.carnetsdexil.com?trackback/175

Fil des commentaires de ce billet