De l’immédiateté

Radio puis télévision entre 1930 et 1970, chaînes d’information en continu autour de 1990, internet à partir de 1990, réseaux sociaux après 2000, smartphones depuis 2010 : cinq des révolutions surgies depuis un siècle — 0,004 % de l’histoire d’Homo – ont concouru à la naissance d’Homo communicans.

Travaux en cours

Historiens, sociologues ou politistes n’avancent que depuis peu sur une prise en compte globale des bouleversements qu’elle implique.
En 2011, Eli Pariser ouvre une brèche avec The Filter Bubble — What The Internet is Hiding from you (« Les bulles filtrantes : ce qu’internet vous cache ») : une bulle filtrante, c’est ce que créent les algorithmes de Google ou facebook en personnalisant les résultats en ligne, isolant ainsi des groupes fondés sur les mêmes préoccupations, idées ou croyances.
En 2019, Jérôme Fourquet fait paraître L’archipel français — une nation multiple et divisée : les groupes sociaux, comme les îles d’un archipel, y vivent désormais à distance les uns des autres.
En 2021, Pierre Rosanvallon publie Les Épreuves de la vie — comprendre autrement les Français : les mouvements sociaux ne sont plus éclairés par les structures globales de la société, il faut les penser en termes d’épreuves, telles que harcèlement, violences sexuelles, manipulation, mépris, injustice, discrimination, pannes de l’existence…
Cette prise en compte ne fait que commencer. Je m’interroge même : les travaux de Fourquet et Rosanvallon, en quête d’un nouveau paradigme des liens et des ruptures sociales, ne sont-ils pas d’abord un aveu d’échec, notre échec à comprendre les nouvelles structures de classes (mais aussi de classes à l’échelle internationale, de sexes, etc.) d’une société en constant tsunami ? Leur limite est d’ailleurs d’être centrés sur un seul pays, une analyse franco-française ne permettant pas de comprendre des phénomènes de portée à l’évidence mondiale.

Homo communicans

Un des éléments qui a bouleversé nos vies, et qui résulte des cinq révolutions citées en préambule, est assez trivial pour que nous puissions l’oublier : notre connexion permanente nous donne à l’instant accès à toute information ou croyance… et nous permet de transmettre à l’instant toute information ou croyance.
Notre interaction avec le monde est devenue immédiate aux deux sens du mot : instantanée, et ne nécessitant aucun média. Homo communicans se met en relation instantanée et sans intermédiaire avec le monde.
Lors des débuts d’internet et plus encore du web 2.0, une vague d’enthousiasme nous promettait un paradis démocratique, puisque la parole, enfin, allait devenir libre, échappant au contrôle des puissants. C’est peu dire qu’il a fallu déchanter.
Des puissants se sont empressés de reprendre le contrôle, nous enfermant dans nos bulles filtrantes, accaparant journaux ou chaînes de télévision (France-Soir, CNews...), payant des sociétés dédiées (Cambridge Analytica...), tordant cette parole, fabriquant des « faits alternatifs », des « post-vérités » et des charlatans qui prospèrent sur elles : Trump, Bolsonaro, Zemmour…
Plus profondément, cette parole supposée sans contrôle échappe à tout critère de légitimité. Pouvant imaginer, dupliquer sans recouper, reposer sur l'amalgame et l'approximation, elle n'offre aucune prise à la contestation. Pire, le journalisme éthique ou la science, qui eux respectent ces critères, deviennent en cela même suspects : longuement formés à produire du vérifiable, donc du contestable, ils perpétueraient la parole d’une élite. Devant le tribunal de facebook, la voix de Jean Foutre a le même poids que celle de tous les experts du GIEC réunis. Autant ce serait louable quant à la citoyenneté, autant c’est un désastre quant à l’intelligence du monde.
Un nouvel ignorantisme triomphe.

Uniformisation et schismes

Nous pouvions rêver, encore, à un grandiose colloque universel, que la révolution de l’immédiateté devait nous offrir. Par-dessus les élites et les frontières, pouvait émerger une pensée de convergences, orientée vers la compréhension mutuelle et le bien-être commun…
Las, l’uniformisation d’un village planétaire devenu immédiat, c’est celle du mode de vie et des modes. Aux quatre coins du monde, nous déambulons dans les mêmes centres commerciaux, habillés des mêmes jeans H&M, buvant le même Coca dans les mêmes McDo, regardant les mêmes séries sur Netflix… L’immédiateté du monde, c’est l’acculturation.
Or, plus nous nous coulons dans ce moule unique, plus nous nous recroquevillons sur nous-mêmes. Plus Communicans a des moyens sophistiqués pour communiquer, plus il restreint le champ de ceux avec lesquels il communique, moins il parle à cette société en modèle réduit qu’est son village ou sa rue : pourquoi le faire, il est si doux et facile de ne communiquer qu’avec ceux de sa bulle filtrante, de son île, dont on partage les épreuves, sans éprouver le besoin de « se contrôler »…
Paradoxalement, l’archétype du mutant qu’est « Communicans » ne « communique » plus (communicare : « rendre commun », partager) : il ne parle plus à ceux qu’il côtoie, ne parle plus aux autres, il parle, seul devant son écran, aux mêmes, ceux de sa secte, rumine avec eux ses dogmes, sans qu’importe leur rapport à la réalité.
Alors ces chapelles, de la cause qui les fondent, louable ou odieuse, peu en chaut : djihad, véganisme, évangélisme, « pro-vie », black bloc, masculinisme, antimasque, antivax ou antipass, suprémacisme, anti-loup, « néo-féminisme », intégrisme… Peu ou prou, toutes actionnent les mêmes ressorts, jusqu’à la haine et ses certitudes. Radicales ? Ce n’est pas le problème, la radicalité n’est en elle-même ni un bien ni un mal. Le problème, c’est le rejet de ceux qui sont différents, de ceux qui pensent différemment. Certes, certaines sont fanatiques, pire, meurtrières, d’autres pas — ou pas encore.

Dans ce tableau, il y a peu matière à optimisme. On voit mal ce qui pour l’instant pourrait gripper la désocialisation en cours. Comment croire que les actions et les politiques contre la haine en ligne ou le complotisme briseront l’inculture de l’immédiat ?
Du moins chacun de nous pourrait-il s’interroger et réagir, en ouvrant les yeux sur ceux que nous croisons et sur leur différence, et en apprenant à parler à ceux qui ne parlent pas comme nous ? Ce qui se partage est légitime, ce qui nous enferme cesse de l’être.

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