Arrêtez le massacre !

La signature de la paix entre les FARC et le gouvernement de Juan Manuel Santos en septembre 2016 a fait naître beaucoup d’espoirs. Après les 70 ans de la Violencia puis du Conflicto armado, qui ont fait de l’ordre de 600 000 morts et 7 millions de déplacés, la Colombie allait-elle enfin connaître la paix ?

Cinq ans après, la réponse est non. Certes les conflits résiduels tuent moins que le covid (125 000 morts au 06/09, pour 50 millions d’habitants), mais la litanie des victimes de groupes armés continue.

Les chiffres

— En 2020, 91 massacres ont fait entre 3 et 24 morts chacun, soit un total de 381 victimes. Les départements les plus endeuillés sont ceux d’Antioquia (Medellín) puis de Cauca (Cali). Au 30 août, le bilan de 2021 est de 68 massacres, de 3 à 9 morts, pour un total provisoire de 247 victimes.[1] D’une année sur l’autre, le nombre de victimes a donc augmenté, passant de 6,7 à 7,2 par semaine. Les victimes sont abattues froidement par des commandos pouvant être très mobiles, parfois en pleine ville.
— En 2020, 386 assassinats sociopolitiques individuels ont été perpétrés, et 151 en 2021. Ici, en revanche, le nombre de victimes a baissé de 7,4 à 4,4 par semaine d’une année sur l’autre.[2] Le département de loin le plus touché est celui de Cauca (Cali), suivi par ceux de Nariño (Pasto) et d’Antioquia (Medellín).
Et nous ne parlons pas des cibles d’opérations militaires officielles (38 dissidents des FARC tués entre janvier et novembre 2020), des morts au cours de la grève nationale de cette année (80 recensés par l’Indepaz), des disparus, des blessés, des viols de mineures ou abus sexuels (pour lesquels pas moins de 118 militaires ou ex-militaires sont actuellement mis en cause[3]), des milliers de déplacés…
La JEP (Juridiction spéciale de paix, mise en place après la paix de 2016) indiquait fin janvier que le début de 2021 était la période la plus violente depuis la signature de la paix. La Colombie semble de nouveau sur une pente infernale.
Essayons de comprendre…

Qui sont les victimes ?

Elles relèvent de plusieurs catégories :
- Les leaders communautaires et sociaux sont les plus ciblés (310 assassinats en 2020, sans compter les massacres) : leaders syndicaux, communautaires (villageois, amérindiens, afrodescendants), défenseurs de l’environnement (64 tués en 2019, triste record mondial), défenseurs des droits humains… ;
- Les combattants démobilisés des FARC payent ensuite un lourd tribut (249 assassinats entre la signature de la paix et novembre 2020, sans compter les massacres) ;
- Les membres ou soutiens de groupes illégaux, victimes de leurs concurrents et de la lutte pour un territoire, comptent pour une part importante dans les massacres ;
- Les proches des leaders sociaux, conjoints, enfants ou autres sont eux-mêmes des cibles (12 en 2020), degré supplémentaire dans la barbarie.

Qui sont les tueurs ?

La plupart du temps, ce sont les groupes armés illégaux qui sont à l’œuvre : dissidents des FARC, ELN (avec laquelle les pourparlers de paix ont été rompus par le gouvernement uribiste), ex-paramilitaires, dissidents de l’ancienne EPL, narcotrafiquants.
Leur maillage est assez important pour donner lieu à une classification officielle[4] :
- Les Groupes armés organisés sont les plus importants (Clan del Golfo{qui agrège autour d’anciens paramilitaires des AGC, de purs narcotrafiquants et d’anciens guérilleros des EPL[5]}, ELN, dissidence EPL) :
- Les Groupes délinquants organisés, narcotrafiquants ou hommes de main, présents plus localement ;
- Les Groupes armés organisés résiduels sont ceux des guérilleros des FARC qui ont refusé la paix, ou ont depuis rejoint la dissidence, considérant que ses termes n’étaient pas respectés par le gouvernement.
Groupes armés en Colombie - Le Grand Continent
Par ailleurs, l’armée colombienne est responsable de bavures (comme le bombardement d’un camp de dissidents ayant tué au moins une mineure à Calamar{Guaviare}) et d’assassinats délibérés : entre 2002 et 2008, elle a ainsi exécuté au moins 6 402 civils (les « faux positifs », que les militaires présentaient comme guérilleros, pour faire monter les statistiques ou… gagner des jours de permission[6]). Le commando qui a exécuté Jovenel Moïse à Port-au-Prince était composé de 26 ex-militaires colombiens sur 28 assaillants. Ceci en dit long sur la nature de la formation reçue par les militaires…

Pourquoi ?

Historiquement, ces groupes armés étaient pour les uns politiques (guérillas contre paramilitaires), pour les autres délinquants (narcotrafic). Aujourd’hui, ce qu’il en reste vit de la culture et du trafic de drogue, des mines illégales, ainsi que d’extorsions et de coupes forestières. Le crédit accordé aux prétextes idéologiques dont certains groupes se parent est limité.
Les différents groupes s’allient ou se combattent pour des territoires au gré de leur intérêt du moment. En ce moment, des milliers de paysans et d’indigènes du Choco (Pacifique), mais aussi ailleurs (Antioquia), pris sous des feux croisés, sont contraints de quitter leur terre.
Les leaders communautaires ou sociaux sont des cibles parce qu’ils gênent, et ils gênent principalement les trafiquants. Ceux-ci n’ont pas d’états d’âme : concurrent, villageois voulant vivre en paix ou refusant de céder son champ pour la culture de la coca, protestataire contre les exactions, peu importe, on l’abat, pour que lui-même, mais aussi les autres se taisent.
Le cas des ex-combattants des FARC, abattus froidement alors qu’ils sont désarmés, est particulier. Selon la JEP, 57 % de ces assassinats sont le fait de groupes armés pour torpiller les projets politiques ou économiques dans lesquels les ex-combattants sont impliqués, susceptibles de gêner leur activité ; et 36 % celui de dissidents afin de maintenir le pouvoir qu’ils avaient conquis sur leurs zones[7].

Face à ces massacres, malgré les déclarations officielles, l’État est dépassé, soit faute de réelle volonté politique, soit du fait des relations passées ou présentes entre d’anciens paramilitaires et certains politiques, soit parce que les revenus colossaux de la drogue rendent les fonctionnaires aux salaires seulement « normaux » impuissants, démotivés ou corrompus… La seule différence avec la France ou les États-Unis est à cet égard que les groupes armés ont de fait pris la place de l’État sur des portions non négligeables du territoire.

Notes

[1] Chiffres de l’Indepaz (Institut d’études pour le développement et la paix).

[2] Indepaz.

[3] « 118 soldados del Ejército estarían involucrados en supuestos abusos sexuales contra menores de edad», El Colombiano, 01/07/2020

[4] Voir leur tableau dans Wikipédia en espagnol

[5] « Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC) o Clan del Golfo », Crimen organizado y saboteadores armados en tiempos de transición, FIP, 2017

[6] « Pour le tribunal de la paix, 6 402 civils ont été assassinés par l’armée colombienne entre 2002 et 2008 », Le Monde, 22/02/2021

[7] « Homicidios de exFarc sí son sistemáticos y tienen patrones: JEP, El Colombiano, 25/11/2020 »

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