Quand est-ce qu’on mange ?

Ayant vécu dans différents pays, je suis accoutumé à ce que les habitudes alimentaires soient partout différentes. Mais lorsque je fais incidemment une remarque sur un horaire de repas ou l’accompagnement d’un plat, il m’arrive de voir mon interlocuteur… estomaqué. Petite ethnographie des habitudes alimentaires colombiennes.

Certes, ce qui suit ne prétend pas à la généralité. Vaste comme deux fois la France, la Colombie comporte des régions différentes à l’extrême, une kyrielle d’ethnies (80 pour les seuls Amérindiens) et des classes sociales aux antipodes les unes des autres. Aussi ne sais-je parler, et encore avec la plus grande prudence, que d’une tendance au quotidien dans l’alimentation des classes urbaines moyennes ou pauvres et pas trop américanisées…
La journée colombienne commence le plus souvent par un simple tinto (« coloré » : café) au réveil, soit autour de 5 h 30 quand il y a des enfants d’âge scolaire.

Petit-déjeuner

Petit-déjeuner de fête des mères...
Le desayuno (petit-déjeuner), occasion d’un second tinto (ou d’un perico[1] (café au lait) ou encore d’un chocolat), n’interviendra que plus tard, entre 8 et 10 heures. À la maison, il peut être composé suivant la région et le jour d’une arepa (galette de maïs) ou de plantain, de manioc ou de pomme de terre, bouillis, avec des œufs brouillés ou du fromage, mais aussi du boudin avec du riz... Ce peut encore être un sanguche (forme latino de sandwich…) de fromage et jambon (enfin cette chose carrée et insipide qu’on appelle jambon et dont je n’ose imaginer ni la fabrication ni les additifs) lorsqu’il faut le faire à l’avance, comme au départ des enfants pour l’école ou le collège à 6 h 30. Dans un restaurant populaire, il peut s'agir d'un bouillon, un sancocho (pot-au-feu), des travers de porc, des frijoles (haricots rouges), accompagnés d’arepas et/ou de riz.

Déjeuner

Menu (ici excellent et équilibré) d’un restaurant populaire : crème de courgette, porc ''a la plancha'', riz blanc, ''frijoles'', salade, jus de goyave – prix : environ 2 euros
L’almuerzo (déjeuner) se prend à un horaire très variable selon la faim et les contraintes : entre 11 h et 15 h. Le menu populaire est peu varié : poulet (qui en Colombie naît congelé), porc (dont le chicharrón : lard frit), bœuf, poisson blanc (vous ne saurez pas lequel avant de manger, et encore), et c’est à peu près tout. Avec guère plus de préparations, interchangeables : a la plancha (grillé), sudado (à l’étouffée), guisado (en ragoût), en milanesa (pané). Eh oui : pintade, lapin, dinde, veau, agneau, mouton, etc. sont in-trou-va-bles en Colombie, tout comme le chivo (chevreau) en dehors de la région très amérindienne de la Guajira, dont c’est le succulent plat régional… L’accompagnement varie peu : riz blanc (ou parfois à la noix de coco), grain (le plus souvent des frijoles : haricots rouges), plantain, salade composée et souvent avocat. Mais ce peut aussi être riz et pâtes et pommes de terre… À part une sopita (petite soupe) en entrée, c’est un plat unique. J’oubliais l’arepa, le plus souvent immangeable à Medellín, parfois excellente sur la côte[2].
''Almuerzo'' des cueilleurs de cerises de café dans une exploitation de « l’axe du café » ; au second plan, les plantations.
Ce sopa y seco (soupe et plat sec) peut être remplacé par de copieux sancocho ou mondongo (« boyaux » : soupe de tripes), surtout les dimanches et jours de fête, ou encore par un poisson fin (truite, bar, poisson-chat, etc.)[3], suivi ou non d’un postre (dessert) : tres leches (« trois laits » : biscuit avec du lait, de la crème et du lait concentré), mazamorra (à base de maïs bouilli et de lait), mousse de citron, etc. Quant à la boisson, c’est un jus de fruits frais (en réalité nectar) : mûre, tomate de árbol (tamarillo), lulo (narangille), fruit de la passion, goyave, tamarin et ananas en sont les délicieuses vedettes sur les tables populaires. Les pauvres et les restaurants bon marché se contentent souvent d’aguapanela (eau de pain de vesou, issu de la canne à sucre) ou de claro (eau de cuisson du maïs additionnée de lait et de sucre).
''Sancocho'' dominical à Medellín : bœuf, poulet, os de porc, manioc, plantain, pomme de terre, ''mazorka'' (épi de maïs), légumes ; et son accompagnement : riz blanc, avocat, ''arepa'', salade composée, banane crue – prix : environ 3,3 euros
Les enfants prennent souvent dans l’après-midi une merienda (goûter). Comme à toute autre heure du jour, celle-ci fait la part belle au poison des innombrables sachets industriels trop gras et trop sucrés ou trop salés, et des boissons gazeuses non moins sucrées.

Dîner

Enfin la cena (dîner), prise autour de 19 ou 20 h, est un repas très léger (dont certaines familles font purement et simplement l’économie), souvent composé d’œufs, de saucisse ou de chorizo[4] (aussi insipides et cancérigènes que le jambon) accompagnés d’arepas, ou de plantain et de fromage frits, ou de bollo (pâte de maïs bouillie dans une feuille, agrémenté ou non de fromage). Le jus de fruit maison reste roi, même s’il peut alors inclure le chocolat instantané ou le lait d’avoine. À part la restauration « de loisir » et les comidas rápidas (repas rapide), les restaurants limitent leur service au petit-déjeuner et au déjeuner, mais ce dîner plus que sommaire est souvent pris dans la rue sous forme de frito (tout ce qui est frit avec une pâte enrobant une garniture : empanada de viande, pastel de poulet, panzerotti, etc.).
Fritos : ''tacos, empanadas, pastels'' en vitrine d’une cafeteria de Bogotá.
On mange d’ailleurs peu chez soi le samedi soir et le dimanche soir : certaines places, comme le Parque Boston à Medellín) et rues (comme la grand-rue de San Javier) se couvrent de cuisines roulantes proposant chorizos, brochettes, pizzas, salchipapas (frites et tranches de saucisse), arepas garnies, patacones (tranches de plantain écrasées et frites deux fois), etc., mais aussi de jeux d’enfants, trampolines, manèges… pour le bonheur des familles. C’est même le seul cas où on est à peu près sûr de voir la famille réunie pour manger, puisqu’à la maison, la mère (ben oui, quoi, la mère) doit souvent se prêter aux horaires de faim ou de caprice de chacun.

L’alcool

Alors, ne boit-on pas d’alcool en Colombie ? Oh que si ! Mais pas pendant les repas. Et en quantité, au point que la « loi sèche » doit être décrétée pour les week-ends d’élection ou les pics pandémiques. Les alcools étrangers, surtaxés, sont hors de prix : on boit rarement du vin. Le Buchanan fait exception, considéré comme le summum des whiskies et le signe extérieur de richesse majeur (et menteur). En général, la bière fait l’affaire : on empile donc les cadavres de bière courante (bof bof) ou de bière light (imbuvable). Dans l’ordre ascendant, l’Andina, la ClubColombia, déclinée en 3 « couleurs », la Corona sont meilleures. Certaines bières artisanales valent leur prix, largement plus conséquent, d’autres pas. L’aguardiente (eau-de-vie de canne fortement parfumée à l’anis) et les rhums locaux (Medellín, Caldas…), presque toujours bruns, un peu plus onéreux, sont bus en trago (« coup ») lors les fêtes, dans un petit verre qu’on se repasse et qu’on boit cul sec jusqu’à épuisement de l’alcool, et parfois des buveurs. On le boit en alternant alcool et pasante (eau gazeuse, boisson sucrée, etc. qui le fait donc « passer »).
Petite bringue lors du carnaval de Barranquilla. Les bouteilles de bière sont bien celles de la fonda (bar musical), mais l’eau minérale de la bouteille a été remplacée avant d’entrer par de l’aguardiente, achetée à la boutique, bien moins chère que que la fonda.
Il y aurait à boire et à manger dans les qualités et les défauts de l’alimentation colombienne, sur les plans gastronomique, nutritif, sanitaire, voire sur le tissu agro-industriel qui la produit. Mais je sens que vous frisez l’indigestion : ce sera pour une autre fois.

Notes

[1] Le terme de perico est l’objet de plaisanteries, car il désigne aussi un homosexuel en argot colombien.

[2] L’arepa paisa (grande région de Medellín), froide et à moitié crue, ne comporte ni sel, ni fromage. L’arepa costeña (de la côte), poêlée ou frite, se mange chaude et contient du fromage.

[3] Je ne cite pas la bandeja paisa (plateau paisa), pseudo-spécialité de la région de Medellín. C'est un seco de création récente, dont la particularité est juste de comporter 5 viandes : bœuf haché, chorizo, chicharrón, boudin et œuf,

[4] Rien à voir hélas avec le chorizo espagnol.

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