La Paz et Cochabamba

On a l’habitude d’opposer La Paz et Santa Cruz de la Sierra : La Paz, la pauvre, La Paz l’amérindienne, La Paz la chaotique ; Santa Cruz l’opulente, Santa Cruz la blanche, Santa Cruz l’entrepreneuse. Et la seconde a des velléités d’autonomie, lasse de nourrir — selon elle — des populations andines se complaisant dans leur misère. Vindicative, plus encore, depuis qu’Evo Morales, un uru-aymara fils d’éleveurs de lamas, a eu le culot de prendre le pouvoir en 2006. Pour la première fois dans l’histoire, un Indien à la tête d’un pays d’Amérique !

[1]
On se souvient de l’image de la cruceña Jeanine Áñez, s’autoproclamant présidente à la suite de la réélection contestée d’Evo Morales en 2019, brandissant une bible : « Dieu a permis que la Bible entre à nouveau au Palacio ». Revanche du Christ sur la Pachamama. Tout était dit[2].
La Paz : à la porte du Cimetière, viande et légumes
Santa Cruz ne faisait pas partie de mes priorités de voyage : je me suis arrêté à mi-chemin, à Cochabamba. À vingt ans, ce nom me faisait rêver. Tout quitter… prendre un bateau pour Valparaíso… partir à Cochabamba… je bâtirai une ville, et je l’appellerai Sylviane… La bourgade exotique que j’imaginais alors est la troisième ville de Bolivie. Le contraste entre La Paz et Cochabamba est frappant, mais il est différent de celui opposant la capitale au bastion créole. Pour mon ressenti du moins.
Métropoles de Bolivie
Ce qui à mes yeux domine à La Paz, c’est la tristesse. Pourquoi est-ce que j’éprouve cette tristesse ? C’est difficile à dire. La ville est grise, je résiste à dire sale — comme Gênes, comme un industrieux port italien. Sa situation dans les ravins de grès (sédiments sablo-argileux) qui descendent de son immense banlieue d’El Alto, sur l’altiplano (plateau andin), est hallucinante.
La Paz, depuis El Alto
Toute la région est aride, surtout aujourd’hui, où une sécheresse catastrophique décime les troupeaux et brûle les forêts du Nord[3]. On a l’impression que les paceños, à 55 % amérindiens, portent sur leur dos toute la douleur de leur histoire. On les voit rarement rire.
Une partie de la gauche, déçue, manifeste contre le "sabotage" du programme du MAS par l'Assemblée législative.
Ce sont, pour beaucoup, les femmes qui me donnent cette sensation. La mode d’inspiration quechua, en réalité façonnée par la colonisation comme le montre très bien le Musée ethnographique de La Paz, en fait des pyramides vivantes, pour peu qu’elles arborent le chullo, ce bonnet descendant sur les oreilles. Il est vrai qu’elles le troquent souvent pour le melon (bombín), ou pour le chapeau de paille qu’elles partagent avec les hommes. Les poitrines, les ventres, les fessiers alourdis me laissent penser à une forme de gavage qu’on rencontre chez des peuples confrontés à une terre stérile (comme les Maures ou les Touareg)[4]. Alourdies encore, les femmes, par le le baluchon de toile coloré, ou l’enfant, ou les deux, sous lesquels elles ploient presque toujours, ce dont les hommes sont épargnés. Si les tissus sont souvent magnifiques, cette ampleur est encore accusée par l’anneau (genre de crinoline) qui élargit leurs jupons. Sans doute est-ce un canon de beauté, bien éloigné de celui d’un Européen moyen.
En regard, Cochabamba, c’est la sérénité. Après l’aridité andine, le jardin verdoyant qu’est la cuvette de Cochabamba (khocha pampa : « plaine boueuse ») offre un soulagement.
L'élégante cathédrale de Cochabamba.
Les cochabambinos sont réputés dans toute la Bolivie pour leur gastronomie, dont le silpancho est l’étendard : une galette de viande aplatie trônant sur une montagne de riz odorant (il se décline aussi en silpancho de viande hachée, de poulet, retourné en falso conejo (« faux lapin ») dans une sauce tomate, etc.). Outre les bons fromages de la région (enfin !), on y trouve même de la raclette et du vacherin… La population amérindienne est moins présente en proportion, mais surtout ne paraît pas porter le même fardeau de la fatalité. Les femmes autochtones, bien moins en « formes », ont modernisé le vêtement : les jupes sont plus courtes, souvent plissées, les chemisiers supplantent anacos[5] et gaines. Le centre de la ville fait penser à Santander ou à une cité balnéaire du Midi.
La Cancha, grand marché de Cochabamba.
Certes, à deux pas de là, s’éventre l’immense marché populaire de la Cancha[6], capharnaüm coloré et parfumé où on trouve tout, et le reste. Misère et tristesse sont juste moins voyantes. Et puis, chaque année, la ville est encore égayée au printemps austral par le carnaval débridé de fin des études universitaires…
Avant la photo pour la remise de diplômes à Cochabamba.

Notes

[1] Andrés de Santa Cruz, métis d’ascendance inca par sa mère, avait toutefois été président de 1829 à 1836.

[2] Luis « Lucho » Arce, candidat du Mouvement au socialisme d’Evo Morales, a été élu dès le premier tour de l’élection présidentielle de 2020 qui a dénoué cette crise, et Jeanine Áñez purge une condamnation de dix ans de prison.

[3] Avant même l’arrivée d’El Niño, le dérèglement climatique et la déforestation de l’Amazonie se sont conjugués pour tout dessécher.

[4] Au Sénégal même, combien de fois ne m’a-t-on pas reproché de ne pas nourrir ma femme !

[5] Tunique traditionnelle.

[6] Ce mot, qui désigne aujourd’hui les terrains de foot en Amérique latine, est aussi quechua : « espace clos, commercial ou cérémoniel ».

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