Tiwanaku et Samaipata

Loin de moi l’idée de comparer les sites archéologiques boliviens à l’extraordinaire richesse du Pérou. La Bolivie compte en revanche des traces de nombreuses cultures des Andes à l’ouest, de l’Amazonie au nord et du Chaco au sud-est, et trois sites majeurs : Tiwanaku, Samaipata et Incallajta. Le troisième, inca, est malheureusement d’un accès compliqué. Les deux premiers sont des représentants uniques de cultures préincas.

Les empires Wari et Tiwanaku.
Tiwanaku (de 400 avant notre ère à 900) a constitué un empire jumeau de l’Empire Wari du Pérou. Son centre politico-religieux est situé sur l’Altiplano, plat et aride, à quelques kilomètres au sud du lac Titicaca. S’il ne reste quasiment rien de la ville antique elle-même, qui a compté jusqu’à 40 000 habitants, trois temples en subsistent partiellement. 
Ces trois temples ne sont pas un hasard : ils sont en relation avec la cosmogonie amérindienne, que l’on retrouve au moins dans toutes les zones montagneuses du Mexique à la Bolivie, mais aussi ailleurs, comme chez les Desana d’Amazonie.
Tiwanaku : la pyramide Akatana, le supramonde.
Le temple le plus imposant est la pyramide d’Akatana, comportant sept niveaux reliés (seuls quatre subsistent) chacun par sept marches. Ce nombre est naturellement magique, sans qu’on sache si c’est pour la même raison qu’en Afrique, ou 3 est le nombre des parties des organes génitaux masculins et 4 celui des parties des organes génitaux féminins : 7 est celui de leur fusion, de la totalité, de la plénitude. On y sacrifiait des lamas. Le symbole de la croix andine y est omniprésent, et c’est la forme du bassin installé à son sommet, qui permettait l’étude de l’astronomie dans le reflet du ciel. Akatana symbolise ou donne accès, au supramonde, l’espace divin, celui du Dieu du soleil ou de l’eau, c’est selon : Viracocha, créateur de toute chose et responsable de la fertilisation de la terre et du vivant[1].
Tiwanaku : le temple de Kantatallita, le monde terrestre
À son côté, le temple de Kantatallita, sur le plan de l’Altiplano, représente le monde terrestre, celui de la Pachamama, la Terre-Mère, qui pourvoit à tous les besoins humains, pour peu que le Créateur la fertilise.
Enfin le temple semi-souterrain, représente ou donne accès à l’inframonde, celui des morts communs[2].
Tiwanaku : le temple semi-souterrain et, au loin, l'entrée du  Kantatallita.
Le cœur de ce que les Espagnols ont à tort appelé El Fuerte (« Le Fort »), à Samaipata, est en réalité également un temple, et remonte, lui aux cultures Mojocoya (1-900) et/ou Chané (900-1450). Il n’est pas construit : le Cerro esculpido (« mont sculpté ») est une roche d’environ 300 sur 20 m, au sommet d’un promontoire de 1 900 m qui domine la région — on est ici sur les contreforts andins, frontière où ont pu s’installer aussi bien des peuples andins (Mojocoya, Aymara, « Incas ») que du Chaco ou d’Amazonie (Chané, Guarani).
Évidemment, cette situation élevée d’un lieu de culte, comme partout, vise à approcher, à dialoguer avec le supramonde. Je mettrais ma main à couper qu’il s’agissait du culte au dieu Soleil, masculin et créateur, et peut-être de la déesse Lune, autre représentation de la Terre féminine, ou sa « sœur » Lune, Mama Quilla, dans la cosmogonie andine. Mais ne nous méprenons pas : il ne s’agissait pas d’« adorer le soleil ». Pour les Desana d’aujourd’hui, Père Soleil réside dans l’inframonde et ce que nous voyons n’en est qu’une apparence.
Samaipata : le Cerro esculpido
Le Cerro esculpido comporte d’une part d’innombrables motifs gravés ou creusés dans la roche, jaguar, canal zigzagant en forme de serpent, etc., et, en son sommet, le chœur sacerdotal, un cercle creusé de neuf sièges où les clercs se réunissaient pour leurs rites ou leurs prières ; et d’autre part, sur ses flancs, plusieurs « temples » constitués de groupes de niches, la plupart à taille humaine, dont on pense qu’elles abritaient des momies. D’ici à Quito (les Quitu), plusieurs cultures momifiaient leurs défunts ou au moins ceux de l’élite, souvent en position fœtale, celle de notre origine (cette momification pouvait d’ailleurs être naturelle dans cette région sèche).
Un tel ensemble est très émouvant. Ce qui est facilité par la faible pression touristique (en tout cas à cette époque : Samaipata y a des allures de ville fantôme). Ostie la vieille m’a mille fois plus touché que Pompéi. On croit voir surgir dans le silence celles et ceux qui ont façonné et animé de tels lieux et leur magie.
Samaipata : le temple des cinq niches
S’il ne reste presque pas d’autre trace de la présence mojocoya ou chané, l’Empire inca s’y est ensuite installé. Il y a trouvé un lieu prédestiné à son propre culte au Soleil, père du Sapa Inca, et dont la représentation terrestre est le jaguar… Les Incas y construisaient même leur capitale régionale, projet qu’ils n’ont pu faire aboutir, sous la pression des incursions guarani.
Momie mojocoya — Musée anthropologique de Sucre
Mais ils ont laissé derrière eux les ruines d’une cancha (marché), d’une kallanka (bâtiment administratif et militaire), de divers habitats et d’un acllahuasi (« maison des élues »). Ces sortes de couvents étaient installés dans toutes les régions qu’ils conquéraient, ils abritaient parfois des centaines de vierges, très contrôlées et destinées, selon leur rang et leur beauté, au Sapa Inca, aux dignitaires de l’empire ou à des hommes de moindre extraction dont on récompensait les services.
De Tiwanaku à Samaipata, on retrouve donc beaucoup en commun. Certes les cultures Tiwanaku, Mojocoya, Chané, Inca présentent-elles nombre de différences. Chaque peuple a son génie propre. Mais toutes les cultures des Andes, et jusqu’à celles de Mésoamérique, présentent un substrat commun, dont témoignent la parenté de leurs cosmogonies et cette obsession de la fertilité dans le culte voué au dieu du Soleil ou des Eaux, à la déesse de la Terre-Mère, et à leurs amours fécondes.

Notes

[1] Chez les Desana, le rôle de Créateur suprême est attribué au Soleil. Pour les cultures Tiwanaku, Wari et Inca, il est dévolu à Viracocha, qui crée le monde depuis les eaux du lac Titicaca, en commençant par le Soleil.

[2] Certains morts, comme les sacrifiés, ont dans nombre de cultures le privilège de rejoindre le supramonde.

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