Sucre et Potosí

Après l’histoire au présent à La Paz et Cochabamba, après la protohistoire à Tiwanaku et Samaipata, je voyage dans l’histoire coloniale à Sucre et Potosí : deux villes coloniales, et qui pourtant s’opposent pour beaucoup…

Sucre (prononcé Soucrè), c’est la ville institutionnelle. Première capitale de la Bolivie, et toujours sa capitale officielle, elle a perdu la réalité du pouvoir en 1899 à la suite d’une guerre civile entre les libéraux du Nord et les conservateurs du Sud. Un compromis accorde aux Sucrenses de garder le titre de capitale et le siège du pouvoir judiciaire — sans compter le primat de l’Église bolivienne. 
C’est en 1538 que le frère de Francisco Pizarro installe un premier campement espagnol dans la bourgade yampara de Chuquiochata, déformé par l’occupant en Chuquisaca. Rebaptisée La Plata (« l’argent » - métal), sans doute pour l’importance des mines de la région, dont celles de Potosí, la ville devient le siège de l’Audience royale de Charcas (la future Bolivie) en 1559.
Sucre la blanche, depuis le toit de San Felipe de Neri.
De cet âge colonial, Sucre a gardé tant son ambition (vaine…) de ville dirigeante que son centre urbain aux styles classique et baroque, et aux murs peints de blanc qu’elle n’avait pas à l’époque. Comparé aux désastres du patrimoine architectural omniprésents en Amérique latine, il est bien conservé et c’est sans doute le plus bel ensemble d’architecture coloniale et néocoloniale de Bolivie, loin tout de même de Quito ou de Carthagène des Indes.
À deux pas de ce centre bourgeois, aristocratique et touristique, s’étire un long chemin de marchés populaires : le mercado central, adossé à l’église San Francisco de Asis, le mercado negro (« marché noir ») et au-delà, l’immense mercado campesino (« marché paysan »). Déambuler, à la recherche d’un jupon de dentelle que les femmes quechua laissent toujours dépasser de 2 cm de leur jupe, dans le mercado campesino à 7 h du soir — donc de nuit — m’a pris à la gorge comme je ne l’avais pas été depuis mon arrivée à Dakar en 1981.
Sucre, marché central : nectars, jus, cocktails pour tous les goûts et à tous les prix.
Mais le grand moment de l’histoire de cette ville coloniale, paradoxalement, c’est l’indépendance. C’est ici, en 1809, qu’est lancé le « premier cri de la liberté », en réalité un incident mineur : la cloche de San Francisco bat le rappel de la population après l’arrestation d’un avocat luttant contre les prétentions à la couronne d’Espagne de la princesse Charlotte de Bourbon après que Napoléon avait déposé Charles IV. Et c’est ici, en 1825, que le Vénézuélien José Antonio de Sucre convoque, après les victoires de Bolívar, celles de San Martín et les siennes, une assemblée de députés du Haut-Pérou (future Bolivie) qui votent et signent la déclaration d’indépendance. Reconnaissants, les nouveaux dirigeants rebaptisent Bolivar (puis Bolivia) le pays, et Sucre sa capitale.
Sucre, Casa de la libertad : le salon de l'indépendance.
À Sucre l’institutionnelle, s’oppose Potosí la minière : elle est installée au pied du Cerro Rico (« riche mont »), connu au moins dès l’occupation inca pour son argent. Son histoire officielle commence autour de 1500, lorsque le Sapa Inca Huayna Capac ordonne de ne pas toucher au minerai, « parce qu’il est destiné à d’autres maîtres ». Du moins est-ce la version fort opportune des chroniqueurs espagnols. En réalité, l’argent et l’or ne sont pas vénérés par les cultures amérindiennes pour leur valeur monétaire, mais parce qu’ils sont sacrés : l’or représentant la masculinité et le Soleil, l’argent représentant la féminité et la Lune, ou la Terre nourricière.
Redécouvert en 1544, le minerai donne immédiatement naissance à une fièvre de l’argent qui vaut bien celle de l’or. Le campement de quelque 2 500 mineurs est élevé 3 ans plus tard au rang de Villa Imperial de Potosí par Charles Quint. À la fin du siècle, celle-ci compte 160 000 habitants, presque autant que Londres et Paris, et 3 fois plus que Madrid, à la même époque. La mine s’étant quasiment tarie, la population tombe à 16 000 habitants en 1840 ; elle remonte depuis régulièrement et dépasserait 200 000 habitants.
Potosí : le Cerro rico.
Outre ses dizaines d’églises des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et ses somptueux portails baroques, la marque et le charme de Potosí, ce sont les vérandas en encorbellement des maisons du centre historique.
La richesse extraordinaire de la ville se lit encore dans les salles du couvent de Santa Teresa, couvert d’or, plus que d’argent d’ailleurs : retables, cadres de tableaux précieux, colonnades, vêtements… L’argent de Potosí et l’or des Amériques bouleversent l’économie mondiale aux XVIe et XVIIe siècles. Ils finissent paradoxalement par ruiner l’Espagne et le Portugal, pour avoir « cessé » de travailler en se reposant sur eux, et causé la fortune des drapiers flamands et d’autres qui engrangeaient leurs commandes.
Potosí : l'église de la Merced.
Le mythe de Potosí donne lieu à des délires. Des guides officiels vous assurent sans sourciller que le Cerro Rico a baissé de 6 000 à 5 000 m du fait de l’extraction ; que 8 millions de mineurs sont morts dans son exploitation… Ces chiffres sont absurdes. Le Cerro s’élève d’ailleurs aujourd’hui 4 760 mètres environ et la perte d’altitude ne se mesure qu’en dizaines de mètres.
Quant aux morts de la mine (éboulements, asphyxies…), une estimation basse est, elle, de 20 000 morts depuis le XVIe siècle. Trop basse sans doute. Entre 1545 et 1625, 16 000 Amérindiens auraient laissé la vie dans les mines, soit 188 par an. En 2022 et 2023, le nombre annuel de morts est encore de l’ordre de 75, dont, toujours, des adolescents. Une extrapolation rapide, compte tenu de la fluctuation de l’exploitation, peut tout de même faire envisager une fourchette globale de 30 000 à 60 000 morts. Seulement, les mineurs ont des salaires tellement supérieurs au minimum mensuel de 2 250 bolivianos en 2022 (299 euros)…
Les vérandas en encorbellement de Potosi.
Ainsi Sucre et Potosí offrent-elles deux visages bien éloignés de la vie coloniale. Sucre la blanche, toujours amarrée à son titre fictif de capitale, respire encore la vie aristocratique des créoles, passifs (voire menacés dans leurs intérêts) lors des révoltes amérindiennes, comme celle de Tomás Katari[1], assassiné en janvier 1781, mais soudain réveillés à l’idée de ne plus payer tribut à la couronne espagnole quand celle-ci sombre. Le sang de la liberté.

1016 : les Yampara ulcérés défont les soldats royaux à Jumbate et dévorent leur cœur battant.
Potosí la grise est peu sensible à l’agitation d’alors, il est vrai endormie par l’épuisement des minerais les plus accessibles. Potosí n’avait vécu, et ne vivra, que par et pour les mines, dans la nostalgie d’une splendeur qui ne survit que dans son titre de Villa Imperial. Le sang des mineurs.
La Mine, Walter Solón, 1997 (Exposition Solón, MNA - La Paz).

Note

[1] Au même moment, son homonyme Túpac Katari fait trembler La Paz ; il est écartelé en novembre.

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