Dans la famille …, je demande le père

Le sang des femmes qui sont mortes sans un rêve…
Léo Ferré, À toi, 1969

Pour comprendre ce qui suit, il faut imaginer une maison colombienne (voire latino). Quand elle n’est ni building ni individuelle, une maison de ville ou de village occupe entièrement les quelque 100 ou 150 m2 de sa parcelle. À part une façade parfois étroite, elle n’est souvent aérée et éclairée que par les patios qui la percent de haut en bas : chaque appartement des 2, 3, 4… étages a le sien, réduisant les surfaces quand on monte dans les étages, et la luminosité quand on les descend.

Principal inconvénient, ces percées (qui ne permettent pas de voir les autres appartements) sont aussi des puits sonores, chacun bénéficiant allègrement du niveau sonore de ses voisins : discussions, cuisine, blender (utilisé pour le jus de fruits de chaque repas — son absence est le meilleur indicateur du seuil de la misère), chasse d’eau, ébats (cris, gémissements, coups de boutoir…), ronflements, visioconférences durant la pandémie…

Voici les occupants d’une maison comme une autre, située dans un quartier autrefois populaire de Medellín, que l’arrivée du métro il y a 25 ans a fait évoluer vers la classe moyenne, prix obligent.
Au 3e demi-étage (le 4e selon la terminologie espagnole), habite, seule, la propriétaire âgée de l’immeuble, vivant des loyers des autres appartements. Qu’est devenu son mari, père sans doute de ses (grands) enfants ? Mort ou loin, mystère.
Au 2e, au fond, habite sa fille, qui travaille, et vit seule avec son chien. C’est bien la seule de la maison dont les voisins ne connaissent pour ainsi dire pas la voix.
Au 2e, sur la rue — insigne privilège d’un balcon —, ont récemment emménagé une mère, sa fille et leur chien. Elles reçoivent de temps à autre un homme qui pourrait être un cousin ou un ami. La mère travaille plus ou moins régulièrement, la fille, quotidiennement, dans d'interminables heures de visioconférence. Qu’est devenu le père : mystère…
Au 1er, au fond, une fillette pleine de vie de 2 ans, son père, sa grand-mère, un copain du père et leur chat. Ah ! Il y a un père ! Ici, c’est la mère qui fait défaut : elle est partie quand sa fille avait 5 mois. La grand-mère travaille dans un restaurant, elle se lève à 6 h, puis part pour rentrer vers 14 h. Le père, lui, travaille de la fin d’après-midi à une heure du matin, puis cuisine, regarde la télé ou reçoit sa copine jusqu’à 4 h. Ils sont en instance de départ, virés pour cause de bruit, de jour comme de nuit.
Au 1er, sur la rue, deux sœurs, qui peuvent avoir une bonne cinquantaine. Ce sont les seules à avoir racheté leur appartement. De quoi vivent-elles ? Difficile à dire. Leur seul contact avec les hommes semble être de recevoir parfois un prédicateur à la voix de crécelle et d’écouter des sermons radiophoniques et masculins (ceci quotidiennement lors de la terreur pandémique…).
Au rez-de-chaussée, au fond, le plus grand appartement est celui d’un artiste, qui l’occupe seul (la vie est mal faite).
Au rez-de-chaussée, sur la rue, dans le plus petit des appartements, vit la belle-fille de la propriétaire avec ses deux filles (la vie est vraiment mal faite), collégiennes, et un chien. Elle est séparée de leur père depuis 5 ans ; il est parti à Atlanta, où il travaille comme serveur. Les subsides qu’il envoie semblent la ressource principale de la famille.

En résumé, 14 personnes, dont 6 femmes sans amoureux (ni amoureuse), 3 hommes sans amoureuse, sinon épisodique pour l’un d’entre eux (ni amoureux), 3 enfants, plus 3 chiens et un chat (qu’on prive d’amoureux ou d’amoureuses).
Que conclure de ce tour d’horizon ? À lui seul, il n’a certes pas de valeur statistique, mais il est assez représentatif de ce qu’est une famille colombienne : on y trouve plus souvent un chien qu’un père, et quand il y a un père, il n’est pas rare que ce soit la mère qui manque… Beaucoup de femmes seules — sinon seules, du moins sans homme. N’ont-elles tout simplement pas confiance dans des hommes dont le sens des responsabilités, il est vrai, s’arrête souvent à la naissance ou la présence d’un enfant ?…
Le taux de fertilité de la Colombie est de 1,81 enfant par femme[1]. Encore est-il largement dû à des filles surprises à 15 ou 16 ans. Ce n’est pas non plus le summum de la responsabilité. Ce pays, qui a constamment la religion et sa morale à la bouche, ferait mieux d’apprendre la contraception et l'éthique à ses filles et à ses fils, et de pratiquer des avortements autrement que dans la clandestinité.
La natalité et les familles ne s’en porteraient-elles, finalement et paradoxalement, pas mieux ?

Note

[1] En 1960, ce taux s’élevait à 6,74. Il est aujourd’hui plus faible qu’en France (1,88), et c’est le 5e le plus bas d’Amérique latine hors micro-États, après Cuba (1,62), le Chili (1,65), le Brésil (1,74) et le Costa Rica (1,75). Données Banque mondiale 2018.

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