Deux présidentielles

En France, l´élection présidentielle se déroule les 10 et 24 juin. En Colombie, elle doit se tenir les 29 mai et 19 juin. Un regard plus ethnohistorique que politique peut y relever des points communs et des écarts.

Le président n’y a d’abord pas le même rôle. L’unique république colombienne[1] suit le modèle étatsunien selon lequel exécutif et législatif ne peuvent se renverser l’un l’autre. La Cinquième République française a fondé son propre modèle, le semi-présidentialisme gaullien corrigeant le régime parlementaire en assurant au président une intouchabilité dont ne jouissent ni son gouvernement ni l’Assemblée nationale. Dans les deux cas, de droit ou de fait, le président gouverne.
En outre, l’État colombien organise les primaires des principaux blocs, primaires que les partis ou groupes de partis régissent en France comme ils l’entendent.

L’histoire récente

La France a depuis 20 ans suivi un balancier constant, élisant chaque foi un président opposé au (ou éloigné du) précédent… et s’empressant de le clouer au pilori : la droite ronde de Chirac reprenait la main après la gauche sociale de Jospin[2] en 2002 ; son ennemi intime, Sarkozy, était élu malgré son prédécesseur en 2007 pour une politique de droite dure, mais s’inclinait devant la gauche libérale de Hollande en 2012, et ce dernier à son tour devait s’effacer devant le non moins libéral Macron, mais « ni de gauche ni de droite ». 
La Colombie est quant à elle le seul pays d’Amérique latine à n’avoir jamais été gouvernée à gauche et, logiquement, le pays le plus inégalitaire de la région, après le Brésil. Elle est dominée depuis 20 ans par la droite extrême uribiste, aux liens sulfureux avec les paramilitaires : Álvaro Uribe, élu pour exterminer les guérillas, a fait après ses deux mandats (2002-2010) les rois qu’ont été Juan Manuel Santos (2010-2018) et Iván Duque (2018-2022). Le premier, constatant l’impasse de la politique qu’il avait dû mener comme ministre de l’Intérieur d’Uribe, est devenu sa bête noire en négociant et en signant la paix avec les FARC en 2016. Le second est resté sa marionnette complaisante et a tout fait pour saboter avec lui la paix.

Les sujets de préoccupation

En Colombie, les fléaux sociaux récurrents dominent les préoccupations[3] : en premier lieu, dans un pays ou de 50 à 70 % des emplois sont informels, l’économie et le chômage (33 %) ; en second lieu, le problème endémique de la corruption, qui envoie régulièrement députés, sénateurs, gouverneurs ou maires derrière les barreaux (25 %) ; en troisième lieu, l'insécurité, tant pour les massacres et exécutions sommaires encore imputables aux groupes armés[4] que pour la criminalité urbaine, crapuleuse ou sexuelle (14 %).
En France, les premières préoccupations[5] portent sur le pouvoir d’achat, notamment du fait de l’inflation post-covid redoublée par la guerre en Ukraine (54 %) ; puis sur la guerre en Ukraine elle-même (38 %) ; puis sur l’environnement, le dérèglement climatique y pesant évidemment très lourd (27 %).
Dans les deux pays, la détérioration du pouvoir d’achat dans ce contexte redevient ainsi l’élément premier du vote présidentiel de 2022.

Les tendances actuelles

En France, le très fort rejet du président sortant par une partie de la population (anti-élites, anti-migrants, anti-taxes, anti-masques, anti-vaccins...) ne l’empêche pas de faire largement la course en tête des 12 candidats : son pragmatisme réactif dans la gestion du covid comme dans celle de la crise ukrainienne semble effacer l’accusation de président des riches qui avait paru le condamner au début de son mandat. L’extrême droite poursuit la forte progression qu’elle a entamée il y a 40 ans. Le match interne entre sa tendance nationale-social(ist)e (Le Pen) et sa tendance de rapprochement avec l’intégrisme chrétien et la droite dure (Zemmour-Maréchal) tourne momentanément à l’avantage de la première. La fraction tribunicienne de la gauche est la seule à se faire entendre. L’urgence reconnue de la question climatique ne se retrouve pas dans une émergence du vote vert. Les partis qui se sont succédés au gouvernement depuis 1958, LR et PS, s’écroulent.
En Colombie, la popularité du títere (« marionnette ») Duque s’est effondrée depuis les grandes manifestations de 2021[6], et le candidat uribiste, en perdition dans les sondages, a dû renoncer et laisser la place à Fico Gutiérrez, candidat d’une droite plus sortable et vainqueur de sa primaire avec 2,16 millions de voix. Sergio Fajardo, vainqueur de celle du centre et des verts avec 0,72 millions de voix, reste un outsider de la compétition. Quant à l’ancien guérillero du M-19[7] Gustavo Petro, il confirme le statut de favori acquis depuis plus d’un an et a crevé le plafond des primaires en remportant celle de la gauche avec 4,50 millions de voix. Il a choisi comme vice-présidente potentielle l’autre surprise de la primaire, sa dauphine Francia Márquez, une femme noire, ce qui sonne comme un coup de tonnerre dans la politique colombienne. Depuis la primaire, Petro est assez stable dans les sondages (32,4 % le 29 mars), Gutiérrez, qui n’était crédité que de 3 % en décembre, monte constamment depuis (27,6 %), et Fajardo, après avoir vu son potentiel électoral fondre depuis deux ans, progresse maintenant lentement (12,3 %)[8]. De leurs 5 challengers, seul Rodolfo Hernández, entrepreneur anticorruption de 77 ans, approche avec constance les 10 %.

Et demain ?

Si Gustavo Petro confirmait l’essai en juin prochain, encore devrait-il compter avec un Congrès où la percée spectaculaire de ses partisans en mars (+ 85 %) ne leur a assuré que 16 % des sièges : la droite y reste majoritaire. Il est vrai que les partis et micropartis colombiens, parfois éphémères, ont plus à voir avec le clientélisme qu’avec l’idéologie...
Autant les mouvements d’opinion ont peu de chances d’être massifs avant le 10 avril en France, autant ils peuvent encore être importants en Colombie d’ici au 29 mai et plus encore au 19 juin, toute la droite tirant à boulets rouges sur le « communiste » Petro[9], qui n’ose même pas se dire de gauche : rien n’est joué. Il reste que la domination d’un candidat de gauche est un événement inouï en Colombie, après les victoires de Gabriel Boric au Chili, de Pedro Castillo (il est vrai président catastrophique…) au Pérou, et avant l’élection qui pourrait voir Lula revenir au pouvoir au Brésil en octobre prochain, tous trois opposés à des candidats ou candidate d’extrême droite. À la forte polarisation gauche-droite en Colombie, où l’extrême droite n’a d’autre choix que rallier la droite, répond donc un duel centre-extrême droite en France, que la gauche ne peut que regarder en spectatrice... avant de devoir l’arbitrer.
Au delà, si la France voit monter en puissance l’extrême droite et le complotisme qui en fait le lit, sans (encore ?) leur céder, la Colombie, et plus généralement l’Amérique latine, semblent avoir compris qu’ils tournaient le dos à l’histoire.

Notes

[1] La constitution actuelle (1991) est néanmoins la septième depuis l’indépendance (1821).

[2] Qu’il avait dû nommer premier ministre en perdant les élections de 1997.

[3] Enquête Invamer de janvier 2022, avec un seul choix possible : https://www.elcolombiano.com/colomb...

[4] De toutes origines idéologiques ou criminelles, mais s’affrontant et sévissant tous pour le contrôle de territoires propices à l'exploitation de la coca.

[5] Sondage IPSOS-Le Monde de mars 2022 sur un échantillon de 13 269 électeurs, avec trois choix possibles : http://www.commission-des-sondages....

[6] Qui ont fait 67 morts vérifiés et 91 disparus.

[7] Dans les années 80, mais qui ne l’était pas alors ?...

[8] Fico Gutiérrez, ingénieur de 47 ans, et Sergio Fajardo, mathématicien de 65 ans, ont tous deux été maires de la conservatrice Medellín. Gustavo Petro, économiste de 62 ans, a été maire de la progressiste Bogotá.

[9] Il est aussi communiste que Joe Biden...

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