L'Empire russe

24 février 2022. Ainsi a-t-il envahi l’Ukraine. Nous savions ce que valait la parole et la signature de Vladimir Poutine : pas un kopeck. Ni ses actes, ni ses écrits, ni ses paroles n’ont de relation avec des notions telles que l’éthique et la vérité : ils expriment chaque jour les besoins de sa stratégie. Mais cette stratégie n’est pas celle d’un demi fou arrivé par hasard au pouvoir. Elle est celle de l’Empire russe.

Les observateurs ont relevé que la guerre contre l’Ukraine avait été savamment préparée selon les méthodes répétées en 2008 contre la Géorgie. Au-delà, le parallélisme avec la marche à la guerre d’Hitler est frappant. Réarmement et désinformation goebbelsienne (à partir de 1933 et 2004), tests croissants de la politique d’annexion, tout en endormant les démocraties (à partir de 1938 et 2008), blitzkrieg au moment opportun (1940 et 2022). Au point que la réduction au silence des oppositions russes et la guerre en Géorgie prennent aujourd’hui une autre signification à la lumière de la guerre en Ukraine. Comme si toute la politique russe depuis vingt ans était la préparation et la répétition du moment de vérité auquel nous sommes aujourd’hui arrivés.
Cette politique est celle de l’Empire russe depuis Pierre le Grand, pour ne pas dire depuis Ivan le Terrible au xvie siècle, reprise par Staline au xxe siècle et aujourd’hui par Poutine. Contrairement aux empires coloniaux des puissances d’Europe de l’Ouest, l’Empire colonial russe en Asie a été humilié et amputé, mais jamais détruit, sans que personne ne semble ne s’en émouvoir.
La responsabilité des Occidentaux dans la crise ukrainienne est certes lourde : avoir agité le chiffon rouge de l’adhésion de l’Ukraine et de la Biélorussie à l’Otan sans aucun moyen de cette politique fut une erreur stratégique et tactique grossière : Moscou ne pouvait davantage accepter des missiles ennemis dans le Donbass que Washington ne pouvait les accepter à La Havane en 1962. Comment la sécurité de l’Ukraine pouvait-elle être le moins mal assurée ? Par l’adhésion à une alliance occidentale dont on ne voit plus quel est le ciment, ou en décrétant sa neutralité ? Ni la Suède ni la Suisse n’en sont honteuses, et leur histoire est sur ce point plutôt enviable. Bien sûr, une telle décision relevait de la souveraineté de l’Ukraine ; bien sûr la valeur des garanties de la Russie serait restée figée au kopeck ; bien sûr, rien ne dit que cela lui aurait épargné la guerre, la dictature du Kremlin ne pouvant non plus accepter une vitrine démocratique à demi russophone sous sa fenêtre. Mais nous avons joué avec le feu, pour aujourd’hui implorer Poutine de « cesser la guerre ». Autant implorer le loup d’épargner l’agneau.
La responsabilité de l'agression n'en est pas moins, cela va sans dire, et totalement, celle de l'impérialisme russe. Face à lui, l’équation actuelle est aussi simple qu’insoluble. Poutine attaque parce que le rapport bénéfice-risque lui est favorable. Il n'y a qu'une façon de l’arrêter : oublier prêches et moralisme, et rendre le rapport bénéfice-risque très négatif pour la Russie, ce qui peut s’envisager de trois manières : entrer en guerre et détruire le cœur de sa puissance militaire, entrer dans une cyberguerre qui la désorganise, assécher l’économie russe. Personne ne semble envisager une guerre classique, à laquelle les parlocraties occidentales ne sont d’ailleurs guère prêtes. Pour la cyberguerre, la difficulté est que la Russie a un temps d’avance dans l’expertise. Pour l’asphyxie économique, geler les comptes de dix ou de mille Russes n’y suffit pas, ce sont tous les circuits économiques et financiers avec la Russie et la Biélorussie qu’il faut suspendre. Regardons les choses en face : où nous nous engageons dans la riposte cinglante d’une (ou plusieurs) de ces trois voies, ou nous admettons que le loup va manger l’agneau sous nos yeux, et nous cessons de nous gorger de paroles creuses.
Nous n'engagerons pas le fer, et Poutine remportera sa blitzkrieg. La seule question en suspens est celle de savoir si l’Empire russe, via des républiques fantoches, va se contenter d’annexer la moitié russophone de l’Ukraine ou s’il la croquera entière.
Quelle que soit notre réaction, nous devons être conscients que la guerre s’accompagnera d’une crise énergétique et économique grave : celle-ci a débuté moins de 24 heures après l’invasion. Nous en serons tous victimes.
Les impérialistes sont stupides, incapables de retenir les leçons de l’histoire, Ils vivent encore dans l’antiquité d’Alexandre et de César. Les stratégies impériales, celle de Napoléon, celle d’Hitler, celle des Ottomans, celle des Habsbourg, se sont toujours effondrées. Hitler n’a pas été que le bourreau des Juifs et de l’Europe : il a aussi détruit l’Allemagne.
Une chose est de remporter une guerre, autre chose est de vaincre dans la paix. L’expansion russe sur ses marges européennes et asiatiques, la mise en place d’un nouveau colonialisme prédateur dans le Sahel réserveront quelques surprises à l’Empire russe. Budapest en 1956 et Prague en 1968 ne furent en réalité que les jalons annonciateurs du déclin soviétique. Le printemps finit toujours par fleurir.
Les empires russes se sont déjà écroulés deux fois : le premier en 1917 et le second en 1989. Le troisième empire, celui de Poutine, suivra le même chemin. Peut-être sera-ce l’occasion de démanteler définitivement ses colonies. Mais il a le temps devant lui. Et il sait que ce jour-là, le bon peuple de Russie gardera pour lui, comme pour Staline et Ivan le Terrible, la nostalgie de la puissance perdue.

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