L’inconstance de la médiane

Indépendamment de ses aspects politiques, la primaire populaire est à ce jour la plus large mise en œuvre du scrutin par jugement majoritaire. Selon ses promoteurs, celui-ci est le mieux à même de permettre l’expression de l’électorat sur chacun des candidats, le plus équitable et celui se prêtant le moins aux votes tactiques. Est-ce bien sûr ?

Sur le premier point, chaque votant s’exprime bien sur tous les candidats, en les évaluant par une des 5 à 7 mentions prédéfinies. Gagne celui qui obtient la meilleure médiane (séparant en parts égales les voix plus favorables et les voix moins favorables).
Tous les électeurs et les candidats sont bien égaux devant le jugement majoritaire… à condition que les mentions retenues suivent une distribution plane ou symétrique (loi normale). Et ce n’est jamais le cas. Nous avons trois expériences politiques de scrutin majoritaire : un sondage OpinionWay d’avril 2011 couplé à un sondage classique[1], un sondage OpinionWay de décembre 2021 (idem)[2], et la primaire populaire[3]. Dans ces trois cas, plus une mention est basse, et plus elle concentre de suffrages au total : la meilleure mention recueille entre 3 à 17 % des voix, quand la pire en recueille de 33 à 44 %. Cela se vérifie pour les totaux de toutes les mentions et de tous les votes. C’est assez humain : on élimine en général plus de candidats qu’on en retient. On n'y trouve qu'une exception, celle du vote Très bien massif en faveur de Christiane Taubira à la primaire populaire. Par ailleurs, il n’y a pas de raison pour que des votants réels ne prennent pas en compte des aspects tactiques.
Synthèse des votes par mention
Dans le cas du plébiscite de Christiane Taubira, cela n’a aucune espèce d’importance : elle frôle une majorité absolue pour la meilleure mention (49,4 % de Très bien) et un nombre très bas de pire mention (13 % de Insuffisant). C’est exceptionnel et n’importe quel mode de scrutin l’aurait placée de loin en tête pour le même corps électoral.
Mais de manière générale, le problème est que les votes décisifs portent sur les mentions les plus nombreuses, donc les plus basses : les votes Excellent, Très bien et Bien n’ont de fait qu’un faible rôle dans le départage de candidats, puisque le meilleur candidat gagne avec la mention Assez bien (OpinionWay 2011) ou Passable (OpinionWay 2021) ; même pour Christiane Taubira, le faible rejet est aussi décisif que la forte adhésion. En revanche, les candidats que plombent un grand nombre de mentions Insuffisant ou À rejeter ne s’en relèvent pas, même s’ils ont par ailleurs un fan club important. Jean-Luc Mélenchon a en partie raison lorsqu’il affirme en substance que le jugement majoritaire est une fabrique de consensus mous : le jugement majoritaire est une machine à éliminer les candidats clivants (Martine Le Pen dernière sur OpinionWay 2011, Éric Zemmour dernier sur OpinionWay 2021), et lui-même n'est guère mieux loti.
Le sondage OpinionWay de 2021 montre à quel point cet effet est puissant. Emmanuel Macron engrange plus de très bonnes mentions (19 %) que Valérie Pécresse (14 %) : 7 % contre 4 % d’Excellent, 12 % contre 10 % de Très bien et ils ont un pourcentage équivalent de Bien (14 % contre 15 %) Elle sort pourtant gagnante du scrutin majoritaire : ce ne sont pas ces bonnes mentions qui font la différence, mais les 32 % de À rejeter d’Emmanuel Macron, contre ses 24 % à elle. Or le même sondage accorde en mode classique 25 % à Emmanuel Macron au premier tour contre 17 % — et une victoire avec 54 % au second tour, selon les enquêtes de l’époque…
Et qui est en troisième position de ce sondage ? Arnaud Montebourg, plafonnant pourtant à 1 % dans le même sondage classique : son taux d’adhésion (1 % Excellent, 2 % Très bien) le place au niveau de ses sondages calamiteux, mais son taux de À rejeter est de 33 % : le plus faible de tous les autres candidats.
Ce phénomène peut être aggravé par la règle de départage entre des candidats ayant la même mention médiane. Elle est importante, ce cas se produisant presque toujours et pouvant décider du vainqueur (comme entre Pécresse et Macron pour OpinionWay 2021). Plusieurs systèmes de départage ont été imaginés[4]. Mais si le départage se fait sur la base du nombre total des mentions inférieures ou égales obtenues par les candidats à départager (comme cela a été le cas pour la primaire populaire), celles-ci, donc les plus basses, jouent un rôle encore plus important dans la décision.
Cela fait-il du scrutin majoritaire un mode de scrutin… à rejeter ? Pas plus qu’un autre. Les statisticiens, et avec eux les spécialistes des élections, savent qu’il n’y a pas de bonne méthode dans l’absolu, mais relativement à un ou des objectifs. Il en va de même pour les modes de scrutin. L’élection uninominale des députés est le meilleur mode de scrutin pour assurer des majorités stables ; leur élection à la proportionnelle de liste est le meilleur pour assurer l’équité entre les partis. Le jugement majoritaire n’échappe pas à la règle : c’est un très bon mode de scrutin pour permettre l’expression complète des électeurs, et un très mauvais parce qu’il ne tient quasiment pas compte de l’adhésion soulevée par un candidat…

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