Et si c’était Napoléon ?…

L’Amérique latine adore les héros et adore les statufier. En particulier ceux de son indépendance : Simón Bolívar (mais aussi Francisco de Miranda) dans la Grande Colombie, José de San Martín dans le cône sud, José Martí à Cuba, Jean-Dominique Toussaint-Louverture en Haïti, parmi beaucoup d’autres, font l’objet d’un culte de la personnalité post-mortem.
Mais si aucun d’eux n’était l’homme le plus important des indépendances latino-américaines ? Et si c’était Napoléon ?...

Agustín de Iturbide, libérateur du Mexique, se fait proclamer empereur un 18 mai : comme Napoléon. mais est rapidement destitué puis assassiné. Portait anonyme XIXe siècle

Trois événements majeurs ont joué un rôle de déclencheur des luttes pour l’indépendance : l’exemple des États-Unis, où elle est déclarée en 1776 et acquise en 1783 ; la Révolution française, à partir de 1789, dans le droit fil des penseurs des lumières ; et la campagne d’Espagne, déclenchée par Napoléon en 1808.
Le rôle des 2 premiers est limpide : les élites créoles, mais aussi les peuples, et jusqu’aux esclaves, y ont vu un formidable appel pour la liberté. C’est ainsi qu’Haïti – colonie française – accède à une indépendance de fait dès 1798, renversée par… Napoléon en 1802 (qui y rétablit l’esclavage), reprise en 1803, enfin reconnue par la France en 1825.

Henri Christophe, premier roi d’Haïti, Port-au-Prince, novembre 2015

Ailleurs, le rôle de Napoléon passe par des voies plus surprenantes. En 1807, l’Espagne est son alliée inconditionnelle, mais le Portugal, allié de l’Angleterre, refuse cette année-là d’appliquer le blocus continental qu’il a décidé d’instaurer : Napoléon envoie ses troupes envahir le Portugal, avec l’autorisation de Charles IV d’Espagne.
Il ignore que, ce faisant, il vient de donner le signal de l’indépendance de l’Amérique latine.

Pourquoi ? D’abord parce que le roi d’Espagne ne convenant plus à ses projets, il le destitue en 1808 pour le remplacer par son frère Joseph* et l’emprisonne : la guerre d’indépendance espagnole a commencé. Ensuite parce que, la même année, la famille royale portugaise fuit devant les troupes françaises et s’installe à Rio de Janeiro. Les conséquences de ces 2 événements dans les Amériques hispanique et portugaise sont fondamentalement les mêmes.

Les fusillés du 3 mai 1808, Francisco de Goya (1814), Musée du Prado, Madrid

Un réflexe national s’empare des aristocraties créoles : elles défendent leurs monarchies contre l’envahisseur français. En 1781 déjà, le mouvement des Comuneros colombiens criait « Vive le Roi », pour revendiquer de n’être plus étranglé par les impôts de la Couronne. Mais, devant la faillite de leurs métropoles, les créoles acquièrent peu à peu la conviction qu’ils jouent dans cette défense le rôle essentiel. Ferments de la liberté (cités plus haut) aidant, ils se prennent à penser qu’ils devraient gérer eux-mêmes leurs régions et en tirer les bénéfices.

La présence au Brésil du roi du Portugal Jean IV particularise la situation de ce qui n’est plus une colonie : peu après son retour en catastrophe au Portugal pour sauver le régime (1821) et devant la réelle menace de régression au statut colonial, son dauphin Dom Pedro est porté en 1822 à la couronne d’empereur du Brésil après en avoir proclamé l’indépendance.

Étrange : la statue de Dom Pedro Ier, sur la place même où sa mère fit écarteler Tiradentes, pionnier de l’indépendance brésilienne. Place Tiradentes, Rio de Janeiro

Il faut à l’Amérique hispanique des combats autrement sérieux pour la conquérir. Les guerres d’indépendance y sont longues et mouvementées ; les premières proclamations ont lieu dès 1810 (Caracas) ou 1811 (Cartagena), mais les indépendances ne sont obtenues qu’après les victoires de San Martín en 1818 et de Bolívar en 1819, et après le plan d’Iguala au Mexique en 1821. Cuba devra attendre 1898…

Simón Bolivar : "Cartageneros, si Caracas m’a donné la vie, vous m’avez donné la gloire". Place Simón Bolivar, Cartagena, septembre 2016

Bien sûr, par la force des choses, l’Amérique latine serait devenue indépendante sans la campagne d’Espagne – au passage désastreuse pour la France et l’Europe. Celle-ci n’en a pas moins été le détonateur et, partout où je passe, de Rio à Bogotá en passant par Barcelone et México, je retrouve ce rôle déclencheur.

Pour la petite histoire, Napoléon et Miranda, qui par ailleurs se battit à Valmy et fut Maréchal de France, se connaissaient. Qu’ont-ils pu se raconter ? Quel formidable argument de théâtre…
Pour la grande histoire, Napoléon eut en avril 1803 eu un second rôle déterminant dans la construction de l’Amérique moderne, en vendant la Louisiane (soit une douzaine d’États américains actuels) aux États-Unis. La carte de l’Amérique du Nord en mars 1803 laisse peu imaginer ce que sera la première puissance mondiale…

Le territoire des États-Unis actuels en mars 1803 : 1/3 étatsunien, 1/3 espagnol, 1/3 français

La plus grande difficulté d’une politique, c’est de mesurer ses effets de bords possibles. L’exemple extrême de Napoléon et de l’Amérique latine est chaque jour confirmé par des lois ou des mesures au contenu le plus varié. La vraie question d’une décision, ce n’est pas tant de juger du changement qu’elle propose, c’est celle d’imaginer son effet sur des acteurs parfois éloignés, et quels effets aura en retour la réaction de ces acteurs. La situation actuelle de la Libye ou de l’Afghanistan en sont les témoignages cruels.
C’est ce que nos gouvernants savent le plus mal gérer : notre enfer est pavé de bonnes idées. Mais bien malin celui qui prétendrait mieux faire. Tout le monde n’est pas Napoléon.
D’ailleurs, même lui…

* Les Espagnols appelaient Joseph Bonaparte Pepe Botellas : quelque chose comme « Jojo l’alcolo »…

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