Histoire de Manoel

Ainoa a quitté Manoel voici quelques années, elle est partie avec leurs trois enfants. Manoel a refait sa vie une première fois, il a eu un bébé avec sa nouvelle compagne, puis ils se sont séparés. Il vit aujourd’hui avec une troisième femme. Il repense à son passé. Il ne comprend pas.

Il aimait Ainoa, mais celle-ci ne faisait rien comme il fallait. Il faisait tout pour être un bon mari et un bon père, mais rien à faire : elle s’ingéniait à le mettre hors de lui. Alors il n’y pouvait rien : il fallait bien la dresser, cette sauvageonne. Bien sûr, Manoel sortait pas mal, il faisait la fête, l’arrosait un peu, succombait parfois au charme des belles filles de Cartagena, mais franchement : quel homme peut rester insensible aux belles Costeñas ? C’est dans la nature des choses, non ?
La place d’une femme, en revanche, est à la maison, à s’occuper des enfants, de la cuisine et du ménage. N’en a-t-il pas toujours été ainsi : les hommes et les femmes ne sont pas faits pareils, et un homme qui se respecte doit d’abord se faire respecter chez lui. Sinon ce n’est pas un homme.
Un 24 décembre — leur aînée avait quelques mois —, Manoel est sorti faire la fête avec ses amis chez une ex. Ainoa est restée à la maison, avec sa belle-mère et ses belles-sœurs, pour s’occuper de la petite. Mais au cours de la soirée, Manoel se rend à une autre fête, et là, que voit-il, dans un bal de rue : Ainoa et ses sœurs, tranquillement plantées à regarder les danseurs et à profiter de la bringue. Ainoa était sortie sans sa permission ! Manoel, furieux, est allé l’empoigner pour la ramener à la maison. En descendant la colline, il a fallu qu’elle parle, cette pute, il lui a donné un coup dans le dos et elle est tombée. La garce ne voulait pas se relever, Manoel était hors de lui et il a cogné, à coup de pied, de poing. Trois Noirs qui passaient se sont interposés : mais de quoi se mêlaient-ils ? C’était sa femme, non ! Elle en a profité pour s’éclipser et quelqu’un l’a ramenée à la maison. Quand Manoel est arrivé, les femmes lui faisaient la gueule, le syndicat marchait, sa mère, ses sœurs, il lui avait pété un genou, disaient-elles. Mais que pouvait-il faire ? Il aurait dû accepter qu’elle sorte sans sa permission ? Écouter ses jérémiades sans réagir ?
Il l’a emmenée à la clinique, là un toubib l’a vue arriver d’un air suspicieux, de la terre un peu partout, il faut dire. Il a remis les os en place d’un coup sec, elle a braillé. Il lui a demandé ce qui s’était passé, elle le regardait, elle avait les chocottes, elle a dit, non, rien, qu’elle était tombée. Ce crétin l’a fait sortir, Manoel a bien compris qu’il voulait lui tirer les vers du nez, mais il la surveillait de derrière une vitre, elle le regardait de ses yeux de biche apeurée, Manoel a pensé à sa fille, il aurait fait beau voir qu’elle parle et qu’elle les fourre dans le pétrin.
Tout le monde lui faisait la gueule, il a compris que la correction avait peut-être été un peu dure, et pendant deux mois, il a été un ange, il était aux petits soins avec elle. Ils ont même encore eu deux autres enfants, mais il y avait longtemps qu’elle avait recommencé à n’en faire qu’à sa tête et à l’humilier, il n’arrivait pas à la tenir. Quand il rentrait un peu gai, elle se montrait impossible. Alors il n’en pouvait plus, il la cognait, mais plus il la cognait, pire c’était. Elle s’est même enfuie, elle a disparu un jour, Manoel voulait se suicider, mais ce n’est pas un imbécile : il a fini par savoir où elle était allée, à Barranquilla, et il l’a retrouvée. Elle l’a envoyé paître, elle a dit qu’elle ne voulait plus jamais le voir, qu’elle le haïssait. Manoel n’allait pas se laisser faire par cette salope. Alors il lui a dit qu’elle faisait ce qu’elle voulait, mais qu’il ramenait ses enfants, et que si elle ne le suivait pas, elle ne les reverrait jamais. Ainoa est devenue blanche, elle a pleuré, elle a gémi, elle a hurlé, mais elle a fini par céder.
Manoel était heureux : il avait repris la vie de couple avec sa femme, il était maître chez lui, il pouvait de nouveau faire la fête avec ses copains de beuverie et des filles peu farouches. Ainoa continuait à se plaindre et à jacasser s’il oubliait de rentrer ou pour d’autres futilités : elle était tout de même bien obligée de filer droit. De temps en temps, il y avait de nouveau des disputes et des coups. La vie avait repris son cours normal.
Mais quelques années plus tard, en 2008, ces enfoirés de Bogotá ont voté une loi de protection de la femme. Dès qu’elle a su ça, elle est devenue comme illuminée, elle ne voulait plus rien entendre, même les raclées la laissaient de bois. Elle disait qu’elle allait partir, il répondait qu’il se tuerait. Il a fallu qu’elle aille montrer un coquard à l’école des enfants, elle a raconté qu’il la battait, et ces salauds ont cuisiné les enfants. Elle est allée au service du Bien-être familial, elle les a embobinés, ils ont convoqué Manoel, ce serait avec la police s’il ne venait pas. Avec la police, comme un criminel ! Et ils lui ont fait avaler la séparation. Ils ont remonté les enfants contre lui, ils étaient de mèche avec leur mère, et le comble, c’est qu’il a fallu qu’il paye une partie de leur entretien.
Maintenant, Manoel tire constamment le diable par la queue, avec son nouvel enfant, et les autres enfants de sa nouvelle femme, il n’a même plus les moyens de payer cette contribution. Seulement subir leurs récriminations et celles d’Ainoa parce qu’il peut rarement envoyer les trois pesos qu’ils réclament pour des histoires de vêtements ou d’école.
Bien sûr, Manoel regrette, il aurait tellement voulu pouvoir continuer à vivre comme avant, une vie normale, avec la femme qu’il aimait, avec ses enfants. Cette blessure, depuis tout ce temps, le dévore. Peut-être aurait-il fallu qu’il joue moins le joli cœur, qu’il se maîtrise un peu plus lorsqu’il rentrait de soirées arrosées ? Il ne pouvait pas s’en empêcher, un homme a des besoins, on n’y peut rien. Manoel ne comprend pas : qu’est-ce qu’il a raté ? Qu’est-ce qu’il a fait de mal ? Il ne faisait que ce que font tous les hommes de la Côte, qui doivent mener une vie d’homme et se faire respecter chez eux. C’est pourtant la religion qui le dit, non : la femme doit obéir à son mari. Et basta.

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