La naissance de l’État, 23/02/17

Un Français moyen est généralement capable de citer quelques cultures méso-américaines : Aztèques, Mayas, parfois Toltèques, Huastèques ou Tenochtitlán… Mais en Amérique du Sud, combien d’entre nous sont capables de citer une autre civilisation que celle des Incas ? Pour ma part, c’est vite vu : je n’en connaissais aucune. Et pourtant…

L’Empire inca n’a duré que 80 ans, fauché en plein développement par la conquista. Mais l’extraordinaire civilisation inca ne sortait pas du néant. Elle a puisé ses sources dans de nombreuses cultures dont je ne vais citer que 5, parce qu’elles questionnent sur la naissance de cette construction qu’est l’État.

Les royaumes moches

La façade publique de la « Huaca de la luna » (en réalité temple du Dieu de la Montagne), Moche, Trujillo, janvier 2017

La culture moche (prononcer motché...) apparaît vers l’an 150. Autour de 300, elle s’étend sur tout le désert côtier du nord et du centre du Pérou. Plus qu’en un État centralisé, elle semble se structurer en petits royaumes occupant chaque vallée fertile. Mais ceux-ci présentent déjà toutes les caractéristiques des futurs États andins : d’origine divine, le roi concentre le pouvoir religieux, politique et militaire. Agriculteurs, artisans et commerçants, les Moches utilisent déjà des pirogues de roseaux et inventent… le ceviche* ! Vers 750 la culture moche disparaît : elle aurait été emportée par un épisode particulièrement violent d’El Niño.

Tiwanaku

Kero (vase rituel) de Tiwanaku ; les « keros » incas lui ressemblent beaucoup, Musée National d’Anthopologie, d’Ethnoogie et d’Histoire, Lima, janvier 2017

La fondation de Tiwanaku (aujourd’hui Tiahuanaco, sur la rive bolivienne du lac Titicaca) remonterait au XVe siècle BC, ce qui en fait une des villes les anciennes d’Amérique. Ce qui n’est alors qu’une bourgade devient au IIe siècle un centre cérémoniel important, et vers 700 il étend sa domination sur les régions environnantes, de la côte à la forêt : un véritable État andin, théocratico-militaire, est né. La maîtrise du cuivre est pour beaucoup dans cette domination, mais peu avant 1200, Tiwanaku s’effondre brutalement.

L’Empire Wari

Ruines impressionnantes de Pikillaqta, à l’est de Cusco, important centre politico-militaro-religieux de l’Empire Wari. Janvier 2017

Vers 550 naît la ville de Wari et la culture qui porte son nom. Influencée par Tiwanacu, celle-ci se lance dans la constitution d’un empire puissant vers 700, qui supplantera ses voisins limas ou moches. L’Empire Wari préfigure celui des incas par son pouvoir politico-religieux, par son expansion, son architecture et ses monuments de pierre, son modèle économique colonial. Pour quelle raison s’effondre-t-il vers 900 ?

La Confédération Chanka

Site de Sondor (Andahuaylas) : comme le feront les Incas, les Chankas apprivoisaient les montagnes pour en faire des « pyramides » rituelles et militaires. Janvier 2017

Après l’effondrement de l’Empire Wari, des tribus quechuas des régions de Huancavelica, de l’Apurímac et d’Ayacucho se confédèrent dans l’ensemble chanka. Agriculteurs, éleveurs de camélidés, métallurgistes, comme leurs prédécesseurs, ils sont tout aussi guerriers et pratiquent une religion voisine. En 1438, les Chankas prennent Cusco, capitale du petit royaume inca, mais Pachacútec, fils de l’Inca Wiracocha, organise la contre-attaque et annexe la Confédération Chanka, donnant ainsi naissance à l’Empire Inca.

Le royaume chimú

L’immense ville de Chan Chan, couverte de temples et de palais était la capitale des Chimús. Janvier 2017

Les Chimús apparaissent vers 900, dans l’espace habité par les Mochicas 200 ans plus tôt et sur les décombres de l’Empire Wari. Ils construisent Chan Chan, une immense cité de briques de pisé, où le roi chimú est un dieu vivant. Vers 1470, Pachacútec et son fils Túpac Yupanqui conquièrent Chan Chan et le royaume chimú.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »** : nulle part l’assertion de Paul Valéry ne trouve d’illustration plus éclatante que dans les cultures que nous appelons précolombiennes par pur ethnocentrisme. Ces villes, parfois plus importantes que leurs équivalents européens de la même époque, ces royaumes, ces cultures se sont subitement éteints pour des raisons que nous avons du mal à cerner : cataclysmes climatiques ou écologiques, épidémies, système social ayant perdu sa pertinence, conflits internes ou externes, ou tout simplement manière amérindienne de penser les cycles du temps ?... Toutes ces raisons ont pu avoir une part dans un cas ou un autre.

Site de Pisaq (Cusco) : un autre Machu Picchu dans l’Empire Inca, janvier 2017

Mais chacune des cultures citées a fait un pas dans la mise en place et le perfectionnement d’une forme d’organisation sociale élaborée : l’État théocratique. Que celui-ci renaisse chaque fois après s’être effondré laisse peu de doutes : comme en Mésopotamie, comme en Égypte, comme chez les Yorubas, il était devenu une nécessité à un instant donné de leur histoire.
Les révolutions de l’agriculture, de l’élevage, de la métallurgie, de la ville, et avec elles, l’extension des échanges, la spécialisation du travail et la stratification sociale, bien au-delà de l’humain besoin de puissance, imposaient le passage des caciques aux sacerdotes, puis au monarque thaumaturge, voire à l’empereur d'essence divine.
Il y a toute apparence que ce soit là l'origine de l’État. Bien sûr, penser qu’aujourd’hui un État théocratique pourrait répondre aux besoins de nos sociétés relève du plus pur délire.

Synthèse

* Ceviche : poisson cru mariné dans un mélange de citron et d’oignon. C'est le plat « national » de la côte péruvienne, consommé aujourd’hui jusqu’au Mexique.
** La Crise de l’esprit (1919)
Sources : musées, sites archéologiques, Las origines de los Incas & Las relaciones prehistóricas entre el Perú y la Argentina (comptes-rendus de Paul Rivet des ouvrages de Max Uhle), Wikipedia...

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