Voyage dans les années trente

Cinq mois emmuré par le confinement, perdu au milieu de la cordillère des Andes, loin de la paix de ceux qui laissent une descendance heureuse, loin de ma compagne, j’ai découvert cette décade faste du cinéma français.

J’étais privé de ce temple du cinéma qu’est le Centro Colombo Americano de Medellín et fatigué de la soupe de la programmation Netflix — certes, sans même chercher les monstres sacrés, il s’y loge quelques merveilles : Mademoiselle de Jonquères, Toc Toc, Riphagen… sur plus de 3 800 titres[1], ce serait un monde.
Et je suis alors tombé sur un vieux truc de YouTube, je crois que c’était Prix de beauté[2] (1930), d’Augusto Genina, un cinéaste qui par la suite a mal tourné… Louise Brooks : non, je ne rêvais pas, c’était Louise Brooks ! Je ne savais même pas qu’elle avait travaillé en France.
La nature et l’intelligence artificielle faisant bien les choses, monteront peu à peu dans mes propositions YouTube des dizaines de films français des années trente — à cette heure : 50 pour être exact. Pour moi, biberonné à la Nouvelle Vague et dont les dieux sont Roman Polanski et Woody Allen (ça y est, je suis définitivement politiquement incorrect) : une révélation ! Tous ces films sont accessibles et gratuits, certes dans des copies de qualité inégale, et avec un respect de la propriété intellectuelle sur lequel je préfère ne pas m’interroger, nécessité faisant loi. De fait, début octobre, la plupart des comptes les proposant avaient été fermés…
« L’homme à l’Hispano » (Jean Epstein — 1933) : l’abstraction au cinéma ?
Ils ont été des pionniers. Un an après l’apparition du parlant, il leur fallait tout inventer. La magie de ces premiers films vient aussi de ce que le son n’a pas encore ravagé l’image. En 1930 ou 1933, l’image parle encore à voix haute ! Aujourd’hui, chez certains, elle murmure à peine : la facilité des dialogues tue la créativité du 7e art, culminant avec l’abomination de telenovelas qu’on pourrait tout aussi bien écouter à la radio…
Des chefs-d’œuvre absolus : L’homme à l’Hispano (Jean Epstein — 1933), À nous la liberté (René Clair — 1931) ; des merdes navrantes : La charrette fantôme (Julien Duvivier — 1939 — dommage : il a tellement fait mieux), Claudine à l’école (Serge de Poligny — 1937), Paix sur le Rhin (Jean Choux — 1938 — lui aussi tournera mal) ; des perles cachées : Mauvaise graine (1934), le premier Billy Wilder, eh oui : tourné en France, l’ex-scénariste ayant déjà quitté l’Allemagne nazie, ou cette chanson de Milton délicieusement ringarde dans Le billet de mille (Marc Didier — 1935), qui nous fait d’un coup entrer dans cette époque mieux que n’importe quel traité d’Histoire.
Poésie et totalitarisme industriel dans « À nous la liberté » (René Clair — 1931)
La galerie de portraits du temps est impressionnante : à la pelle, des Arletty, Joséphine Baker, Marie Bell, Danielle Darrieux, Viviane Romance, des Carette, Dalio, Fernand Gravey, Lucien Baroux, Louis Jouvet, Raimu… À en oublier une Edwige — Feuillère —, une Françoise — Rosay —, une Gaby — Morlay —, quelques Pierre — Blanchar, Larquey, Fresnay, Richard-Willm — et tant d’autres, parfois remarquables, dont l’omission me vaudra d’être mis aux fers.
Autant que par des réalisateurs de génie : René Clair, Jean Renoir, ou un Max Ophüls encore frais et fraîchement exilé du nazisme — tiens, lui aussi — ; le cinéma d’alors est servi par des scénaristes d’exception : Henri Jeanson, André Cayatte, Jacques Prévert, Jean Aurenche, sans compter Marcel Pagnol, scénariste d’être réalisateur. Quant aux premiers compositeurs de films, leur liste n’est pas moins impressionnante : Georges Auric, Georges Van Parys, Vincent Scotto, Joseph Kosma…
Danielle Darrieux a 17 ans et c’est son 8e film (Mauvaise graine, de Billy Wilder et Alexander Esway — 1934)
Avec Le sexe faible (Robert Siodmak, encore un exilé du nazisme qui fera une belle carrière hollywoodienne — 1933), je découvre la fascination exercée par Mireille Balin et, au-delà de l’actrice et de ses rôles, le destin tragique de la femme qui, 70 ans plus tard, me met en rage.
Car cette immersion dans les années trente ne se contente pas de m’emporter dans son seul cinéma. Elle me plonge dans la vie de ses acteurs : pas les seuls comédiens, mais tous ceux, grands et petits, dont il a été le rêve. De tous ceux qui ont vécu les espoirs comme la futilité de l’époque. De tous ceux dont nous lisons les noms dans les génériques et qui peuplent les cimetières. C’est la première génération humaine dont nous gardons la trace de l’image, de la voix, de l’expression, de la gestuelle, au-delà de la mort : celle qui les a emportés, de Charpin en 1944 à Danielle Darrieux en 2017[3]. Des acteurs immenses, comme Michel Simon, d’autres dépourvus de talent mais non de gloire, comme Michelle Morgan, d’autres encore passés dans un oubli injuste, comme Henri Normand, ou dans un oubli légitime (comme…), d’obscurs monteurs ou électriciens dont nous ne gardons plus que cela : un nom dans un générique.
Louis Jouvet donne un cours de théâtre dans « Entrée des artistes » (Marc Allégret — 1938)
Qu’ont-ils laissé derrière eux, qu’ont-ils laissé de leurs amours, de leurs espoirs, de leurs passions politiques ? Comme nous, ils ont aimé, ri et pleuré. Comme eux, nous marchons vers la seule certitude : la mort et le néant.
Cette décennie de paillettes a débouché sur l’abîme de l’Occupation et du nazisme — encore que, pour le cinéma français, celle-ci soit étonnamment riche. Certains d’entre eux y ont perdu leur honneur quand d’autres ont dit non au péril de leur vie. Qui aurait prédit, 10 ans plus tôt, lesquels sombreraient dans la collaboration et dans un antisémitisme insoutenable, lesquels se battraient en méprisant le danger, sans jamais plier devant la sauvagerie hitlérienne, lesquels tenteraient seulement de survivre ? Joséphine Baker, héroïne de la Résistance, Robert Le Vigan, antisémite et délateur infect, Yvette Lebon, sablant le champagne au-dessus des salles de tortures de la rue Lauriston, Jean Gabin, exilé aux États-Unis puis engagé dans les Forces françaises combattantes… : qui l’eût dit ?
Mais la mort, elle, aplanit tout, efface tout, ensevelit tout : les ordures et les justes diffèrent un temps dans notre mémoire, pas dans l’éternité du tombeau.

« La vie sans fin que tu recherches,
Tu ne la trouveras jamais.
Quand les dieux ont créé les hommes,
Ils leur ont assigné la mort,
Se réservant l’immortalité à eux seuls.
Regarde tendrement ton enfant
Qui te tient par la main,
Et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi,
Car telle est l’unique perspective des hommes »,

conclut la cabaretière devant Gilgamesh, dans le premier récit écrit de l’histoire de l’humanité.[4]
Depuis 4 000 ans que des clercs s’adonnent à la gnose sur le sujet, personne n’a jamais dit mieux. D’adorables enfants croient au père Noël. Ma foi, si ça les rend heureux…
Finalement, oui, que reste-t-il d’eux ? Que restera-t-il de nous ?

Notes

[1] En Colombie et plus généralement en Amérique latine, contre 5 700 aux États-Unis et 1 850 en France.

[2] Tous les titres cités, comme les autres noms propres, sont ceux de films disponibles sur YouTube en septembre 2020.

[3] Il y a bien une survivante de cette époque, Renée Simonot, qui vient de fêter ses 109 ans, mais elle ne travaillait pas dans le cinéma français : elle doublait des films américains.

[4] L'épopée de Gilgamesh, récit élaboré entre -2800 et -1700. Nombreuses éditions dont Albin Michel, 2015.

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